LA SUCCESSION DE GEOFFROY DE RANCON

seigneur de Taillebourg

1258-1270

En 1992, la petite ville de Taillebourg a célébré le 750e anniversaire d'une fameuse bataille, remportée en 1242 par le roi Louis IX sur le comte de la Marche Hugues X de Lusignan et son allié le roi d'Angleterre Henry III. On sait que la critique contemporaine a émis des réserves sur l'existence d'une véritable bataille au pont de Taillebourg, mais personne ne nie que l'attitude du seigneur, Geoffroy de Rancon, a été déterminante pour l'issue de la guerre : en ouvrant les portes de son château au roi de France, il a précipité la défaite de Hugues X et de Henry III.

Geoffroy est au milieu du XIIIe siècle le représentant d'une longue lignée de soldats, qui est connue depuis le début du XIe et qui a tenu d'importantes forteresses en Limousin, Poitou, Saintonge et Angoumois (1). Cependant, le fier guerrier qui a voué une haine inexpiable au Lusignan, illustrée par un épisode bien connu, est le dernier des Rancon à avoir porté les armes. Son seul fils est décédé en bas âge et ses châteaux ont été partagés entre les enfants de ses filles. Sa descendance est d'ailleurs mal connue, de sorte que les auteurs qui l'ont abordée sont loin d'être d'accord entre eux.

Son ascendance n'est pas plus claire, parce que les actes conservés pour la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe sont muets sur les filiations. On sait qu'un Geoffroy de Rancon est décédé en 1194, grâce à un chroniqueur (2), mais on ignore quelle relation de consanguinité l'unit à ce personnage. Il est néanmoins possible de déterminer approximativement l'époque de la naissance de notre Geoffroy. En février 1244, il a fait hommage au comte de Poitiers, pour Parthenay et ses appartenances, en qualité de baillistre, durant la minorité de son petit-fils Hugues de Parthenay (3). Ce dernier, qui a été admis à l'hommage en 1248 (4), a dû naître vers 1230, sa mère vers 1215 et son grand-père vers 1190/1195, en resserrant au maximum les générations. Geoffroy était donc à peu près de l'âge de son adversaire Hugues X de Lusignan (5) mais sa carrière a été plus longue; il est décédé en 1258 ou 1259 (6) alors que Hugues a quitté ce monde en 1249 (7).

Son fils unique est issu d'un second mariage, très tardif. En 1235, Geoffroy apparaît comme mari de l'héritière des vicomtes d'Aulnay, quand il fait savoir à la postérité que Jeanne, sa femme, vicomtesse d'Aulnay, a donné aux moniales de Tusson quarante sous de rente à percevoir sur le péage et les recettes des ventes à Aulnay (8). Il a atteint la soixantaine quand il se remarie, avec une toute jeune fille, Isabelle de Lusignan, qui est de la génération de ses petits-enfants. Isabelle, en effet, est la fille aînée de Hugues XI de Lusignan et la petite-fille de son ancien ennemi Hugues X. Après le décès prématuré de son père, en 1250 (9), elle est orpheline fort jeune et, à peine pubère, elle trouve en Geoffroy un tuteur et un mari. C'est de cette union que naît un fils attendu, Geoffroy "le Jeune", que Geoffroy "le Vieux" peut désigner comme héritier, dans son testament, en août 1258 (10), avec l'espoir qu'il perpétuera la lignée des Rancon. Cependant l'enfant disparaît bientôt et Foulque de Matha, désigné comme baillistre après la mort de Geoffroy, n'achève pas son bail : à peine a-t-il payé les 3  300 livres de rachat demandées par le comte de Poitiers pour Taillebourg (11) que Geoffroy le Jeune décède, au début de septembre 1263 (12) et que le comte installe une garnison dans Taillebourg (13).

La descendance de Geoffroy de Rancon et Jeanne d'Aulnay


Alors commence une période d'incertitude sur le sort des fiefs des Rancon et des Aulnay, qui ne prendra fin qu'en 1270. En effet, Geoffroy a gardé en sa main le patrimoine de sa première femme et c'est en fait, non la succession de Geoffroy "le Jeune" qui est à régler mais celles de Geoffroy "le Vieux" et de Jeanne d'Aulnay. Les péripéties du règlement de cette succession et les dispositions du testament de 1258 permettent de constater que, de sa première union, Geoffroy a eu quatre filles. Cependant, seule l'aînée est identifiable, parce qu'elle a épousé Guillaume, seigneur de Parthenay; c'est Amable, la mère de Hugues de Parthenay. La seconde a trois filles dont l'aînée, Jeanne, se marie avec Benoît, seigneur de Mortagne, et la seconde s'unit à Guillaume de Sainte-Maure. L'existence de la troisième se déduit des modalités de la succession; nous ignorons tout de cette petite-fille de Geoffroy. D'après un mandement du comte Alfonse à l'évêque de Saintes, en date du 3 juin 1266 (14), nous savons que Jeanne, la femme de Benoît de Mortagne, est une nièce de l'évêque d'alors, mais ce dernier n'est pas identifiable (15). La troisième fille de Geoffroy se marie avec Jaudoin, seigneur de Doué [la Fontaine]; elle a deux filles : Eustache, épouse de Barthélémy de l'Ile, et Aliénord, femme de Geoffroy d'Ancenis. Quant à la quatrième, elle s'unit à Pierre de Bordeaux, seigneur gascon bien connu (16), et laisse aussi deux filles qui épousent respectivement Amanieu d'Albret et Gaucelm de Castillon. Quand Geoffroy fait son testament, en août 1258, ses quatre filles sont décédées mais il a plusieurs petites-filles et un petit-fils, Hugues de Parthenay.

Seul héritier mâle et fils de la fille aînée, ce dernier agit en chef de famille après la mort de son grand-père, prétendant recevoir l'intégralité du patrimoine (17) et l'hommage de ses cohéritiers (18). C'est ainsi qu'en un premier temps il convainc Guillaume de Sainte-Maure d'accepter pour la part de sa femme 170 livres de rente à Parthenay (19). Cependant Benoît de Mortagne s'oppose à ses vues et le comte de Poitiers est appelé à prendre en main le règlement de la succession. Il s'ensuit une série d'enquêtes sur la coutume, de confrontations et de conciliations, qui montrent que l'héritage est évalué globalement à 2 000 livres de rente, ce qui paraît d'ailleurs inférieur à la réalité. Cet héritage est à répartir à égalité entre les filles de Geoffroy et de Jeanne. Hugues de Parthenay, fils de l'aînée, dispose seul de la part de sa mère, soit 1/4, à charge de doter ses sœurs. Les trois autres quarts sont répartis entre les filles des puînées; ainsi Benoît de Mortagne et Guillaume de Sainte-Maure ont-ils droit chacun à 1/3 de 1/4, soit 1/12, Barthélémy de l'Ile et Geoffroy d'Ancenis chacun à la moitié de 1/4, soit 1/8, Amanieu d'Albret et Gaucelm de Castillon également (20). Il n'est pas question de préciput pour les filles aînées.

Contrairement à ce qui se passera quelques années plus tard pour la succession de Geoffroy de Tonnay-Charente (21), on ne segmente pas les grands fiefs pour attribuer un fief à chaque héritier. On conserve même les unions existantes : entre Taillebourg et le Cluseau, entre Aulnay et Chef-Boutonne, entre Marcillac, Aigre et le Tussonnais qui relèvent ensemble de l'évêché d'Angoulême. Ainsi, Taillebourg et le Cluseau sont attribués à Hugues de Parthenay, Aulnay et Chef-Boutonne à Jeanne, désormais veuve de Benoît de Mortagne, et les fiefs du diocèse d'Angoulême à Guillaume de Sainte-Maure. Gençay revient à Barthélémy de l'Ile et Esnandes à Geoffroy d'Ancenis (22). Quant à Amanieu d'Albret et Gaucelm de Castillon, dont les femmes sont les dernières dans l'ordre de primogéniture, il ne leur reste que des rentes (23).

Nous ignorons l'assiette de ces rentes, de même que nous échappent les rentes qui ont dû être constituées pour assurer l'égalité des parts. Les seuls détails connus concernent la part de Guillaume de Sainte-Maure parce que, les fiefs qui lui ont été attribués ayant été donnés en dot à Isabelle de Lusignan, il faut prévoir une période de transition. La valeur de ces fiefs dépassant les 170 livres de rente qui reviennent à Guillaume, celui-ci doit une rente de 20 livres à Hugues de Parthenay. En attendant le décès d'Isabelle, cette rente sera réduite à 10 livres et Guillaume recevra chaque année de Hugues de Parthenay 200 livres sur la recette du port de Saint-Savinien. Cette disposition, qui semble complexe, a le mérite de conserver le souvenir de la rente due au seigneur de Taillebourg et elle compense le délai de prise en main des fiefs en attribuant à Guillaume une rente annuelle de 190 livres au lieu de 170. Elle s'avérera d'ailleurs justifiée car Isabelle de Lusignan percevra pendant une quarantaine d'années les revenus de Marcillac et fiefs annexes : Guillaume de Sainte-Maure décédera en 1271, peu après la convention, et son fils disparaîtra avant 1300, date à laquelle c'est Isabelle elle-même qui fera l'hommage à l'évêque d'Angoulême, en qualité de baillistre (24). La petite-fille de Hugues x de Lusignan sera encore de ce monde le 4 juin 1309, quand son frère cadet, Guy de Lusignan, seigneur de Couhé, la désignera comme exécutrice testamentaire (25). Elle sera alors septuagénaire; Geoffroy de Rancon sera décédé depuis un demi-siècle.

Nous tenons à remercier, M. Texier, maire Taillebourg, qui nous a obligeamment communiqué une photocopie du testament de Geoffroy de Rancon.

Sceau de Geoffroy de Rancon (dessin, B.N., manuscrit latin 5480)

Notes

(1) Pour les possessions des Rancon dans le diocèse de Saintes, voir Bull. Société de Géographie de Rochefort, 3e série, n° 6, septembre 1990, p. 17-31.

(2) Alfred Richard, Histoire des comtes de Poitou, tome ii, p. 292-293, d'après R. de Dicet dans Recueil des Historiens de France, xvii, p. 647.

(3) Layettes du Trésor des Chartes, tome ii, p. 529 a, n° 3160.

(4) Bélisaire Ledain, Histoire de Parthenay, 1858, p. 135 et François Eygun, Sigillographie du Poitou, 1938, p. 236, n° 535.

(5) D'après Léopold Delisle, "Chronologie historique des comtes de la Marche issus de la maison de Lusignan", dans Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, tome ii, 4e série, année 1856, p. 539 et note 5.

(6) Son testament est daté d'août 1258 et un acte du 17 juillet 1259 le présente comme décédé (Bibliothèque Municipale de Saintes, fonds Guillaud, manuscrit n° 561, d'après une communication de J. de la Martinière, archiviste de la Charente, en référence au fonds de l'abbaye de Saint-Cybard n° 21).

(7) D'après Georges Thomas, Cartulaire des comtes de la Marche et d'Angoulême, p. 142.

(8) Bibliothèque Nationale, ms. lat. 5480, p. 232. Tusson, canton d'Aigre, arrondissement d'Angoulême, Charente.

(9) Georges Thomas, op. cit. à la note 7, p. 30, n° xi.

(10) Bibliothèque Nationale, ms lat. 5480, p. 435-439.

(11) Comptes du sénéchal de Saintonge Jean de Sours, de l'Ascension et de la Toussaint 1261, dans Recueil de la Commission des Arts... de la Charente-Inférieure, tome xiv, 1897-1898, p. 110 et 116.

(12) A. Molinier, "Mandements inédits d'Alfonse de Poitiers de 1262 à 1270", dans Annales du Midi, juillet 1900, d'après Bibliothèque Municipale de Saintes, manuscrits, fonds Guillaud, n° 561.

(13) Mandement au sénéchal de Saintonge, en date du 20 septembre 1263; même référence qu'à la note 12.

(14) Même référence qu'à la note 12.

(15) Voir J. Depoin, "Chronologie des évêques de Saintes de 268 à 1918", dans Bulletin Philologique et Historique, année 1919, p.  65-67.

(16) Voir en particulier J.-P. Trabut-Cussac, L'administration anglaise en Gascogne sous Henry iii et Edouard i de 1254 à 1307, année 1972, index p. 404.

(17) Mandement du comte au sénéchal de Poitou, en date du 13 décembre 1269; dans A. Molinier, Correspondance administrative d'Alfonse de Poitiers, tome i, p. 687, n° 1051.

(18) Mandement du même au même, en date du 13 août 1269; ibid., tome i, p. 662-663, n° 1018, et Boutaric, Saint-Louis et Alfonse de Poitiers, p. 494, note 1.

(19) D'après l'acte du 13 décembre 1269, cité note 17.

(20) Guillaume de Sainte-Maure prétend au "tiers du quart de tout l'héritage" (13 décembre 1269; voir note 17), Amanieu d'Albret et Gaucelm de Castillon au quart pour eux deux (mandement du comte au sénéchal de Poitou, en date du 3 janvier 1270, dans A. Molinier, Correspondance..., tome i, p.695-696, n° 1061).

(21) Voir J. Duguet, "Les seigneurs de Tonnay-Charente des origines à 1276", dans Bull. Société de Géographie de Rochefort, 3e série, n° 3, janvier 1989, p. 21-23.

(22) Le 4 mars 1270, Hugues de Parthenay attribue Esnandes "et autres choses" à Geoffroy d'Ancenis et sa femme Aliénord, pour "la huitième partie" de l'héritage (Layettes du Trésor des Chartes, tome iv, p. 425, n° 5647). Nous n'avons pas trouvé d'acte concernant l'attribution de Gençay à Barthélémy de l'Ile, mais la possession de la place par Barthélémy est connue par ailleurs.

(23) La composition du 13 décembre 1269 (voir note 17), entre Hugues de Parthenay et Guillaume de Sainte-Maure, prévoit l'attribution de 500 livres de rente à Amanieu d'Albret et Gaucelm de Castillon, pour eux deux.

(24) Pour les documents concernant Marcillac et annexes, voir Ed. Sénemaud, "Documents inédits sur l'histoire de l'Angoumois, principauté de Marcillac", dans Bulletin de la Société Archéologique et Historique de la Charente, année 1860, p. 248-333.

(25) Archives Historiques du Poitou, tome XI, p. 51.

Publié dans Roccafortis, bulletin de la Société de Géographie de Rochefort, 3e série, tome II, n° 12, septembre 1993, p. 152-155