QUELQUES PRÉCISIONS SUR SAINT FORT
Saint Fort est un de ces saints auxquels la croyance populaire attribuait des vertus en relation avec leur nom. C'était un spécialiste des enfants débiles, auxquels il communiquait sa force, comme sainte Lucie traitait les affections de la vue et saint Cloud faisait " passer les clous " (1). Son culte ne semble pas avoir été très répandu ; on l'a signalé à Bordeaux, en Saintonge, en Poitou et en Anjou.A Bordeaux, où il était particulièrement renommé, ses reliques - ou prétendues telles -, conservées dans la crypte de l'église Saint-Seurin, étaient l'objet d'une grande vénération. Sa réputation s'étendait d'ailleurs bien au-delà de la ville et du diocèse. Ainsi, en 1864, dans un ouvrage relatif à l'arrondissement de Jonzac, Rainguet signalait à son propos : " L'usage populaire de faire passer, dans la matinée du 16 mai, les petits enfants au-dessus de la châsse de saint Fort, afin de leur procurer force et santé par l'entremise du saint martyr, s'est perpétué jusqu'à nos jours " (2). Cette dévotion se maintenait, quelques dizaines d'années plus tard, quand J. A. Brutails a troublé des consciences (3) en affirmant que c'est un saint imaginaire. Le pèlerinage dans la crypte de Saint-Seurin n'en a pourtant pas moins continué. Entre les deux guerres encore, de nombreux parents ont conduit leurs enfants au " tombeau de Saint Fort ", pour les " rendre forts " et une " foire de Saint-Fort " se tenait aux allées Damour, caractérisée par une profusion de rosiers en fleurs (4).
Brutails a en effet su tirer parti d'une documentation ancienne assez abondante pour retrouver la genèse du prétendu saint. Éditeur du cartulaire de la collégiale, il avait remarqué, dans ce recueil, l'usage d'un terme " fort ", dans des expressions du genre " serment sur le fort ", au sens de " serment sur les reliques " [de saint Seurin] et il a conclu, avec une grande vraisemblance, que saint Fort est né, dans l'imagination populaire, de la vénération des reliques de saint Seurin, conservées dans le " fort ", c'est-à-dire dans la châsse. Poussant plus loin ses investigations, il a constaté qu'au XIVe siècle le saint avait une fête fixée - mais par qui ? -, car son nom figure alors dans les calendriers des bréviaires bordelais et des textes sont datés par référence à cette fête. Cependant saint Fort n'est invoqué dans les litanies qu'à la fin de ce siècle, en 1395, dans le bréviaire de Saint-Michel de Bordeaux, où il est présenté comme évêque et martyr. Il faut attendre ensuite l'année 1640 pour qu'il soit mentionné dans un propre du diocèse, dont l'auteur ne sait d'ailleurs ni d'où il vient, ni où il était évêque, ni en quel siècle il vivait. En somme, son culte doit être entré dans la pratique populaire assez longtemps avant le XIVe siècle pour que l'Église de Bordeaux l'ait alors admis dans son calendrier.
Quant au mot " fort ", il a aussi été relevé par Du Cange, dans une sentence du maire et des jurats de Bordeaux, datée de 1307 : " jurer sur le fort de saint Seurin de Bordeaux " (5). Cependant, il n'a été signalé que pour la ville de Bordeaux. A Saint-Jean-d'Angély, on usait de " forcier " pour désigner des cénotaphes (6). Le même terme est attesté ailleurs, au sens de " arche, coffre " fermant à clé : " la clef d'un forcier ou coffre " (7), " un forcier ou un escrin ou la suppliante cuidast qu'il eust argent " (8). Les deux mots fort et forcier apparaissent ainsi comme apparentés et issus du latin fortis, le second par l'intermédiaire de *fortiarium. Quant au premier, qui est l'équivalent de notre "coffre fort", il est infiniment peu vraisemblable qu'il n'ait été en usage qu'à Bordeaux et on aimerait connaître son aire d'extension.
En 1920, le Père Delahaye, après avoir approuvé la thèse de Brutails, ajoutait, dans Annalecta Bollandiana : "Nous ne nous arrêterons pas aux homonymes que l'on signale en Saintonge, en Poitou, en Anjou. Il n'est pas probable qu'il faille les identifier avec S. Fort de Bordeaux, en dernière analyse avec S. Seurin ; il n'est pas certain que leur nom provienne d'une confusion analogue à celle dont M. B. nous montre la genèse " (9).
Certes, mais il est quand même troublant que l'église paroissiale de Saint-Aigulin était dédiée à saint Fort et que, pour la fête patronale, fixée au 16 mai, comme à Bordeaux, on s'y pressait pour vouer les enfants au saint. C'est encore Rainguet qui nous apprend que l'église était sous le patronage de saint Fort. L'inscription de la cloche, " J'ai été faite en mars 1843 et bénite par M. Pain, curé de S Aigulin ; mon nom est S. Fort... ", démontre en effet qu'à cette date le saint initial, Aquilin (10), était abandonné pour Fort. Le même auteur signale la vertu attribuée au nouveau saint : " Au 16 mai de chaque année, on accourt de toutes les paroisses voisines à Saint-Aigulin, pour mettre les enfants sous la protection de saint Fort... On fait encore, dans le même but, des pèlerinages à l'église de Saint-Fort (sic), pendant l'année, et l'on fait dire fréquemment des messes sous l'invocation de ce saint, pour la guérison des enfants malades " (11).
Pour une chapelle disparue, au lieu appelé actuellement Saint-Fort, dans la commune de Saint-Just-Luzac, en Marennes, on possède un témoignage antérieur aux documents bordelais, qui met en évidence une fête de saint Fortunat, à la même date du 16 mai. Par une bulle datée du 23 janvier 1292, le pape Nicolas IV accorde " une indulgence d'un an et quarante jours aux visiteurs, pour la chapelle de Saint-Fortunat, dépendant de l'église de Saint-Just de Marennes, au diocèse de Saintes, qui a été construite par Charlemagne (sic), empereur des Romains, dans laquelle Dieu fit plusieurs miracles par les mérites de ce saint, aux fêtes de saint Fortunat et de sainte Quitière vierge et par huit jours consécutifs " (12). Quitière étant fêtée le 22 mai, Fortunat l'était ainsi le 16, comme Fort à Bordeaux et à Saint-Aigulin.
Ces remarques posent la question de la relation entre Fort et Fortunat, à laquelle certains ont répondu en affirmant que le premier est une " abréviation " du second. C'est pour le moins conclure rapidement. Toujours est-il qu'outre Saint-Fort de Saint-Just, il a existé trois Saint-Fort dans l'ancien diocèse de Saintes, dits sanctus Fortunatus en latin. Ce sont :
- Saint-Fort, église paroissiale aujourd'hui détruite, au village du même nom, commune de Saint-Jean-d'Angle, Charente-Maritime : de Sancti Fortunati, année 1075 (13) ; prope Sanctum Fortunatum, 1259 (14) ; rector ecclesie Sancti Fortunati de Angulis, 1324 (15) ; capellanus Sancti Fortunati prope Sanctum Anianum, 1326 (16) ; la terre et seigneurie de Saint-Fort [1484-1495] (17).
- Saint-Fort-sur-Gironde, Charente-Maritime : ecclesia beati Fortunati, 1136 (18) ; prior Sancti Fortunati, capellanus Sancti Fortunati, 1326 (19) ; prieuré simple de Saint-Fortuné, vulgairement appellé Saint-Fort de Cosnac, 20 décembre 1746 (20).
- Saint-Fort-sur-le-Né, Charente : parrochia de Sancto Fortunato, 1232 (21) ; capellanus Sancti Fortunati, 1326 (22).Nous ajouterons au dossier qu'au XIXe siècle l'église de Saint-Fort-sur-Gironde est considérée comme dédiée à Fortunat, évêque de Poitiers, bien connu comme contemporain de Radegonde, fondatrice du monastère de Sainte-Croix. On doit cette précision à Gautier et à Rainguet. En 1839, le premier signale que la commune " doit son nom à Saint-Fortunat, évêque de Poitiers au 7e siècle, qui en est le patron " (23). En 1864, le second s'exprime à peu près dans les mêmes termes, en ajoutant que la fête " du bienheureux Venance Fortunat " est célébrée le 14 décembre (24) et qu'un tableau représentant Fortunat faisant la lecture à Radegonde a été placé dans le choeur de l'église, le 22 mai 1860. Depuis quand l'autorité ecclésiastique a-t-elle décidé que la paroisse est dédiée à l'évêque Fortunat ? Les changements de dédicaces ne sont pas rares ; ainsi l'abbé Cholet s'étonnait que l'Ordo diocésain de 1864 attribue à saint Barthélémy le patronage de l'église de Grandjean, au détriment de Notre-Dame (25), et à saint Blaise celui d'Allas-Champagne, au détriment de la même Notre-Dame (26). Quant aux dédicaces fantaisistes, voire absurdes, le même abbé s'indignait que ses contemporains aient consacré à saint Roch une chapelle édifiée en un lieu nommé Roc, anciennement Roac, sur les ruines d'une église dédiée... à saint Laurent (27).
Pour le culte de saint Fort dans le diocèse de Poitiers, les attestations sont très tardives. R. Mineau et L. Racinoux ont rappelé, photos à l'appui, que l'église de Savigny-sous-Faye (Vienne) conserve une statue du saint, un cénotaphe du " début du siècle " et " une immense composition picturale montrant le saint bénissant la jeunesse de Savigny ". Ils ont signalé un pèlerinage " traditionnel ", le lundi de la Pentecôte, qui " attirait de nombreux pèlerins venus des paroisses voisines en compagnie de leurs enfants " (28).
Pour les Deux-Sèvres, Guy Pillard mentionne également une dévotion à saint Fort à Soulièvres, le lundi de Pentecôte, et à Airvault, où on conduisait " les enfants débiles ". Il s'attarde sur le culte à Tourtenay, où l'église a une chapelle et un tombeau de saint Fort. Près du tombeau, une niche contenant la crosse miraculeuse du saint a été aménagée dans le mur. A côté, une inscription rappelle que la dévotion à saint Fort a été renouvelée et confirmée en 1730 et la dévotion à la crosse le 2 avril 1731. Pour cette dernière, l'évêque a donné " la liberté aux voyageurs de s'en toucher eux-mêmes, suivant l'ancien usage, pourvu que ce soit avec un grand respect et révérence ". Ici, la fête du saint était fixée au 17 février (29). L'authenticité des reliques est rappelée par un visiteur qui note, le 30 avril 1751, dans son procès-verbal : " reliques de S. Fort dans la chapelle de ce nom ; pour authentique, un procès-verbal de Mgr de la Poype, lors d'une réparation faite à l'église, et pour autorité une inscription sur cuivre ". Le Pouillé général des abbayes de France de Gervais Alliot, publié en 1626, permet de remonter au XVIIe siècle. Il désigne en effet la " cure de S. Fort de Tourtenay, au diocèse de Poictiers, patron l'abbé de Bourgueil ", alors que l'église était sous l'invocation de saint Pierre, comme l'indiquent le pouillé de Besly et un pouillé de 1782 (30).
Ces documents plus ou moins contradictoires mettent en évidence, d'une part les efforts des autorités ecclésiastiques pour assimiler des croyances populaires très vives, contre lesquelles elles ne croient pas devoir intervenir, d'autre part les incertitudes et les erreurs qui se sont glissées dans les grands recueils et même dans les recueils diocésains. Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que nous ne cherchions pas à conclure. Nous pensons cependant avoir apporté quelques données susceptibles de concourir à l'étude d'un problème dont la solution risque de se faire attendre.
Notes
(1) Furoncles.
(2) Études historiques... sur l'arrondissement de Jonzac, p. 348 et note 3.
(3) L'interprétation de Brutails a soulevé une polémique, marquée notamment par la publication d'une brochure, signée Chauliac, intitulée Réflexions d'un Bordelais sur la question de saint Fort, à laquelle Brutails a répliqué dans la Revue Historique de Bordeaux, en juillet-août 1917, par un article intitulé " Autour de saint Fort " (voir la Revue de la Saintonge et de l'Aunis, tome XXXVII, p. 226).
(4) Souvenirs familiaux.
(5) Jurare supra forte sancti Severini Burdegalensis (article forte).
(6) Du Cange, article forcerium, feretrum ; avec citation de lettres du pape Clément.
(7) Lettres de rémission de l'an 1387 ; dans Du Cange, article forcerius.
(8) Lettres de rémission de l'an 1392 ; ibid.
(9) Citation dans la Revue de la Saintonge et de l'Aunis, tome XXXIX, p. 242.
(10) Aquilin, évêque d'Evreux, fêté le 15 février et le 19 octobre (Giry).
(11) P. 348-349.
(12) Les registres de Nicolas IV, recueil des bulles de ce pape... publiées ou analysées par Ernest Langlois, Paris, 1893 (Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et de Rome, 2e série, vol. 9), p. 876, n° 6557; acte du 23 janvier 1292.
(13) Archives Historiques de la Saintonge et de l'Aunis, tome XXII, p. 56.
(14) Ibid., p. 137.
(15) Ibid., p. 209.
(16) Archives Historiques de la Saintonge et de l'Aunis, tome XLV, p. 197.
(17) Ibid., tome XXII, p. 301.
(18) Privilège du pape Innocent II confirmant un jugement de l'évêque de Saintes; Bibl. Nat., collection Baluze, volume 139, p. 410-411.
(19) Archives Historiques de la Saintonge et de l'Aunis, tome XLV, p. 196.
(20) Ibid., tome XIII, p. 467.
(21) Ibid., tome VII, p. 178.
(22) Ibid., tome XLV, p. 191.
(23) Statistique du département de la Charente-Inférieure, seconde partie, p. 269.
(24) Études historiques sur l'arrondissement de Jonzac, p. 94. Cette date du 14 décembre est également donnée par l'abbé Boutin dans ses Légendes des saints du propre de l'Église de Luçon, p. 31.
(25) Études sur l'ancien diocèse de Saintes, p. 26.
(26) Ibid., p. 32, note 2.
(27) Cartulaire de Saint-Étienne de Baigne, p. 373. La chapelle a été édifiée au village appelé actuellement Saint-Roch, commune de Montlieu (Charente-Maritime).
(28) R. Mineau et L. Racinoux, Légendaire de la Vienne, Poitiers, Brissaud, 1978, p. 313-316.
(29) Guy Pillard, Mythologie des Deux-Sèvres, Poitiers, Brissaud, 1978, p. 189-191.
(30) Beauchet-Filleau, Pouillé du diocèse de Poitiers, p. 422.Publié dans Roccafortis, bulletin de la Société de Géographie de Rochefort, 3e série, tome III, n° 18, septembre 1996, p. 69-71..