Une légende rochefortaise : la sorcière de la Croix-Béligon

suivi d’un " à propos " de Philippe Duprat

 

L'abbé J.-L. Lacurie est bien connu de l'érudition régionale, comme archéologue des temps héroïques et comme éditeur de quelques documents, en particulier des chartes de l'abbaye de Maillezais, publiées en 1852 chez Edmond Fillon, à Fontenay-le-Comte. En qualité d'inspecteur divisionnaire des Monuments Historiques, il a effectué, en août et septembre 1851, une tournée "entre Saintes et Luçon" dont le rapport a été publié dans le Bulletin Monumental en 1853. Ce rapport contient des observations sur les principaux monuments du secteur, des notices historiques sur les lieux traversés et, aussi, quelques légendes. Parmi celles-ci figure la légende du transfert du chef de saint Jean-Baptiste à Saint-Jean-d'Angély, qu'il a prise dans la Statistique de la Charente-Inférieure de Gautier, et la légende du dragon Nuâ-â, à Nuaillé, qu'il avoue tenir "de l'obligeance de M. Rioubland, rédacteur de l’Écho Rochelais".

Dans cette série figure "la sorcière de la Croix-Béligon", à Rochefort, pour laquelle il ne fournit aucune source, la qualifiant de "fort obscure et très ancienne" et se limitant à la "donner sans commentaire, telle qu'elle se raconte au foyer d'hiver". En fait, il ne faut pas tenir compte de cette dernière affirmation, qu'il avance pour d'autres légendes qui n'avaient, comme celle-ci, aucune chance d'être dites aux veillées. On verra en effet qu'il s'agit non d'une légende populaire mais d'une création d'intellectuel romantique, farcie de dates placées entre parenthèses, dont la lecture même est sans agrément. A-t-il été dupe de quelques graphies archaïsantes, telles Breuilh et Fourras, pour la considérer comme "très ancienne" ? Pourquoi n'a-t-il pas livré ses sources ? A-t-il eu en mains un manuscrit dont il ignorait l'origine ? A-t-il copié dans quelque publication locale qu'il aura négligé de mentionner ?

Peut-être un lecteur connaît-il cette version ou une version antérieure, voire l'auteur. Nous la reproduisons ci-dessous, telle que Lacurie l'a transmise à la postérité, afin de la faire mieux connaître, parce qu'elle semble peu répandue, et aussi comme exemple de la littérature de mauvais goût d'une époque qui ne brille pas par le sens de la mesure. Il est grand dommage que le mouvement romantique, qui a manifesté une saine curiosité pour les traditions, ait cru parfois bon de modifier la littérature orale avec l'intention, d'ailleurs louable, de l'améliorer. Pour notre génération, avide de véritables traditions aujourd'hui perdues, ces aménagements apparaissent comme dérisoires. On se prend aussi à regretter qu'en des temps où les légendes étaient encore vivaces, des auteurs sans scrupule en aient créé de toutes pièces, en les présentant comme populaires. Certes les folkloristes démasquent sans difficulté ces apocryphes, mais des publications destinées au "grand public", présentées comme des recueils de légendes, ne se font pas faute de les reprendre.

 

La Sorcière de la Croix-Béligon, légende de 710

 

"Le point culminant du coteau nommé aujourd'hui Croix-Béligon, qui fait suite au plateau du Vergeroux, était autrefois couvert de bois épais, et à ses pieds venaient murmurer les flots de la Charente, dont l'embouchure était alors un vaste golfe souvent orageux. Cet endroit s'avançait comme une étroite presqu'île dont la base se reliait aux terrains du Breuilh, et allait se perdre dans les hauts coteaux de Fourras; les falaises servaient d'abri aux Pirates normands qui s'étaient déjà montrés sur les côtes de la Saintonge. Fourras que les Romains avaient établi comme le port le plus convenable pour Saintes, leur métropole, était ainsi devenu le point de ravitaillement des hardis flibustiers qui, de côte en côte, couraient dévaster, sous le nom de Danois ou d'hommes du Nord, les villes mal défendues, et qu'ils pouvaient attaquer à l'aide de leurs vaisseaux en remontant les rivières navigables. Croix-Béligon était donc un lieu désert, battu par les flots limoneux de la Charente, qui y déposaient des sables aujourd'hui fertiles et cultivés; c'était le rendez-vous des animaux sauvages, de la genette aux formes élancées; c'était le reposoir des animaux de mer dont les lugubres croassements éloignaient la présence des Gallo-Romains croyant aux fâcheux présages. Souvent, sur ce tertre, les habitants des mansions éparses apercevaient au loin de grands feux dont la lueur semblait toujours le funeste avant-coureur de la présence des pirates Normands; et, si des Aquitains n'y voyaient que le résultat de la foudre incendiant des arbres, d'autres supposaient ce lieu habité par des individus entretenant des intelligences avec les Danois. De nombreuses recherches ne produisirent d'abord aucun résultat; des pas ayant à peine effleuré la mousse du sol témoignaient de la présence d'un être matériel, mais rien ne le décelait autrement; seulement les visiteurs se retiraient, chaque fois, de cette maudite terre couverte de vipères, chassés par quelqu'apparition surnaturelle.

Un soir, les Aquitains d'Hunold furent frappés d'étonnement à la vue d'une croix lumineuse sortant d'entre les roches, et portant Bello Ago en caractères de feu, puis des voix attribuées à des follets, à des trolls ou à des nisz (sic), répandaient des sons nouveaux sous la feuillée.

Un jour que la perquisition avait été plus active qu'à l'ordinaire, un jeune Gaulois était descendu jusqu'au niveau de la Charente. Quel ne fut pas son étonnement d'entrevoir, à travers une large crevasse de rochers, cachée par d'épaisses broussailles, l'entrée d'une grotte assez profonde. Il s'y glissa en se fiant au secours de sa bonne framée et de son couteau à large lame, et ne tarda pas à trouver sous sa main un corps maigre et décharné, à peine voilé de quelques haillons. Il appela ses camarades à son aide, et bientôt fut conduite sur le plateau une femme aux formes flétries, au teint hâve, à la chevelure grisonnante, et parlant plusieurs langues. A mort la sorcière! fut le cri général. Celle-ci se redressant de toute la hauteur de son squelette décharné, les apostropha ainsi :

"Lâches sujets de vils Romains, les soldats d'Abdinarys sauront bien venger ma mort; et les Normands que je sers vous feront payer au poids de l'or chaque goutte de mon sang ! Fille d'un goth et d'une danoise, veuve d'un sarrazin et arienne par religion, je vous maudis comme des lâches et des hommes efféminés et sans courage ! Vous triomphez d'une pauvre femme abandonnée sur vos rivages dépeuplés; mais sachez donc que Dieu, par ma bouche, vous dicte les sanglantes représailles que ma mort attirera aux vôtres. Bientôt (717) les Arabes entreront en Espagne et imposeront leurs noms aux villes et aux rivières, et les Allemands deviendront adorateurs du Christ (719); le Dieu juste (744) et miséricordieux fera mourir 300.000 hommes de la peste dans Constantinople; il versera du ciel (744) des pluies de cendres qui couvriront la Gaule entière, et les étoiles oscilleront pour se détacher du firmament; des sauterelles détruiront vos récoltes; un bossu (765), un aveugle et un endiablé auront beau implorer Étienne, adorer des images et revenir droit (sic), clairvoyant et sain d'esprit, du ciel et de la terre couleront des flots de sang (786). Vous trouverez cependant caché dans une caverne d'Apt (792), semblable à la mienne, le corps de sainte Anne, éclairé par une lampe qui brûle sans s'être éteinte depuis 630 ans, sans que personne en ait rien su; mais des tremblements de terre renverseront vos villes et vos montagnes, et, au milieu de ce cahos (sic), l'enfant Jésus apparaîtra dans les hosties, riant aux prêtres ariens, sévère aux prêtres catholiques; la terre s'enflera (823), la grêle tuera les bestiaux (824) et les hommes; et du ciel se détacheront des glaçons de douze pieds de long, et une pluie de sang qui durera trois jours; malédiction à votre race, je vous le dis ! 200.000 moines seront exterminés en Espagne (874); 900 autres seront décollés (882); mille vierges...". Une framée lancée par un bras vigoureux atteignit la sorcière, lui fendit le crâne et mit fin à ses sinistres prédictions." (p. 27-30 d'un tiré à part du Bulletin Monumental).

Publié dans Roccafortis, bulletin de la Société de Géographie de Rochefort, 3e série, tome II, n° 11, janvier 1993, p. 111-112.

 

A propos de Philippe Duprat, dans le même bulletin, n° 14, septembre 1994, p. 275 :

La sorcière de la Croix-Béligon (Roccafortis 11, janvier 1993, p. 111-112)

Jacques Duguet reproduit une légende rapportée dans le Bulletin Monumental en 1853 par l'abbé Lacurie, qui n'indique pas ses sources. Une rapide analyse conduit Jacques Duguet à formuler des doutes sérieux sur l'authenticité de cette légende. En fait, si l'abbé Lacurie s'est bien gardé de donner plus de précisions, c'est qu'il a recopié presque mot pour mot un texte paru dans le n° 29 des Tablettes des deux Charentes, à la rubrique "Littérature", et daté du mardi 11 avril 1837. Il est signé de la lettre " P. ", que l'on identifie dans ces colonnes comme René-Primevère Lesson : le facétieux naturaliste rochefortais signait aussi sous le pseudonyme Primula, mot latin évoquant la primevère (famille des primulacées ... ). Le texte est précédé d'un en-tête de six vers d'un certain James Duboc, et l'auteur ajoute en note que " les faits principaux de cette légende sont, sinon véridiques, au moins historiques ". D'où Lesson tient-il cette légende ? La question reste entière. Nous joignons une photocopie de ce texte (p. 276) : ainsi le lecteur pourra-t-il s'amuser au jeu des comparaisons...