Les " villes disparues "  

Le cas de Flagot, commune de Chérac, canton de Burie, Charente-Maritime

 

 Les vestiges de constructions anciennes ont toujours excité la curiosité et l'imagination des hommes. Pour les gens du Haut Moyen Âge, des ruines de quelque importance étaient les restes d'une fortification ; c'était un castellare. Ainsi en a-t-il été des ruines " romaines " de Saint-Agnant situées au lieu appelé aujourd'hui Le Châteler (1). Pour les modernes, des vestiges analogues sont des restes de " châteaux " ou de " villes ", voire, avec quelque emphase, de " cités ".

La " ville disparue " de Flagot a été signalée en 1839 par A. Gautier, dans sa " Statistique du département de la Charente-Inférieure " (2) : " On assure qu'à peu de distance du bourg - de Chérac -, dans la partie du levant et en tirant vers la Charente, il existait autrefois une ville connue sous le nom de Flagot, ayant un très beau fort qui était placé sur un monticule élevé de plus de 150 pieds au dessus du niveau des eaux de la rivière. L'édification d'un moulin sur ce tertre, il y a environ quatre ans, a fait découvrir en effet des restes de constructions qui semblent confirmer la tradition du pays : Chérac devrait sa naissance à la destruction de cette ville, saccagée lors de la première invasion des Normands en 850 ". On reconnaît dans cette légende deux thèmes de l'histoire populaire : déplacement d'habitat et dévastations des Normands. Mais la date de 850 a certainement été ajoutée par Gautier.

L'énigme de Flagot a été résolue à la fin du XIXe siècle par un médiéviste de valeur, le docteur J.-A. Guillaud, en recherchant l'emplacement de Fractabotum (3). La chronique d'Adémar de Chabannes signale en effet qu'en un lieu de ce nom Aimeri de Rancon a construit un castrum au début du XIe siècle, mais sans situer ce castrum autrement que " en Saintonge " (4). On retrouve cette fortification, à la même époque, dans le cartulaire de l'abbaye de Saint-Jean-d'Angély, sous le nom de Fracta Bute (5). D'après le contexte elle était située sur la Charente, non loin de l'église de Brives (6). Le Dr Guillaud a trouvé mention, dans un censif de Chérac du XVIe siècle, d'un " village et maine appelé le village des Landards, assis près de la ville de Franchebourg ", tenant d'une part " aux terres de la mestérie de Franchebourg ".

Il est évident que le nom de Franchebourg, appliqué à cette époque à une métairie et à une ville imaginaire, est le même que celui de Fracta Bute. Une métairie devait occuper alors l'emplacement du castrum du XIe siècle ou un emplacement voisin.

Le " village des Landards " existe toujours ; il est nommé " Chez Landard " sur la carte de l'I.G.N. au 1/25.000 (7). Le moulin édifié vers 1835 selon Gautier était appelé " moulin des Babinots " au temps du Dr Guillaud. Ses ruines figurent sur la carte de l'I.G.N., au sommet d'un éperon qui se dresse au-dessus d'une boucle de la Charente, à une altitude d'environ 40 mètres. C'est sur cet éperon, facile à " barrer ", qu'était édifié le château de Fracta Bute.

La construction d'Aimeri de Rancon devait être en bois car Adémar de Chabannes précise qu'Aimeri l'a réalisée " pendant les jours de Pâques ", contre la volonté de son seigneur, le comte d'Angoulême Guillaume, qui se trouvait alors à Rome. Le chroniqueur ajoute que Guillaume prit le castrum avec l'aide de son fils Audouin, le détruisit, et le réédifia "longtemps après ". Ces deux constructions successives sont antérieures à 1028, date de la mort du comte Guillaume. Y a-t-il eu sur la butte des Landards un château en pierre ? Nous l'ignorons, car il n'est plus question ensuite du castellum Fracta Bute. Il a dû y avoir quelques maisons : le Dr Guillaud signale que " les cultivateurs ont trouvé dans les champs voisins des fondations de murs et de maisons, l'emplacement d'un village, reconnaissable encore à la plus grande fertilité du sol, à sa couleur et aux pierrailles et débris de tuiles qui le jonchent ".

Ce sont ces vestiges qui ont donné naissance à la ville imaginaire qui était appelée Franchebourg au XVIe siècle et Flagot au début du XIXe. Franchebourg est une altération, sous l'influence du mot " bourg ", de *Frachebout, forme normalement issue de Fracta Bute. Cette forme était-elle très usitée ? En tous cas ce doit être *Frachebot, variante de Frachebout, qui est à l'origine de la forme Flagot. Cette dernière est si altérée qu'il est probable que le nom n'était plus guère usité quand Gautier l'a relevé. A la fin du siècle, il était oublié au village des Landards quand le Dr Guillaud y a fait son enquête.

 

Notes

 (1) Le nom Châteler vient de castellare, comme le prouve la forme ancienne Châtelier (année 1317 ; Archives Historiques de Saintonge et d’Aunis, tome XXII, 1893, p. 178) et les formes latinisées Chastelleiro (année 1331 ; ibid., p. 223) et Chastelerium (année 1345 ; ibid., p. 246). La graphie Châtelet, généralement adoptée aujourd’hui, résulte d’une mauvaise interprétation du nom.

(2) Seconde partie. Notices sur les communes, p. 132.

(3) " De l'emplacement du castrum Fractabotum " (Revue de Saintonge et d'Aunis, tome XX, 1900, p. 50-55).

(4) Adémar de Chabannes. Chronique. Édition J. Chavanon, 1897, p. 185 (liber III, 60).

(5) Archives Hist. Saintonge et Aunis, tome XXX, 1901, p. 335 (n° CCLXXV).

(6) Brives-sur-Charente, canton de Pons.

:7) Pons n° 3-4.

 Publié dans Aguiaine, revue de la Société d’Études Folkloriques du Centre-Ouest, tome XV, 3e livraison, n° 104, mai-juin 1981, p. 160-162.