Les fontaines à légendes de la commune de Saint-Agnant

 

 

La fontaine Charles en 1977

Saint-Agnant possède plusieurs sources aménagées, qui ont été presque oubliées pendant des décennies mais qui ont été réhabilitées récemment, profitant ainsi d'un mouvement en faveur de la conservation du "patrimoine". Une des dernières à avoir été restaurée est la fontaine de Roule Étron, au nom significatif, qui était en piteux état.

Deux de ces fontaines ont pénétré anciennement dans le légendaire local : la fontaine Charles et la fontaine de Charlemagne. La première, blottie au pied du pont, sur le canal de la Bridoire, passait à peu près inaperçue sous le lierre qui la dévorait, au bas d'une pente à rompre les chevilles. Elle a été dégagée et elle est désormais accessible, grâce à un aménagement de la rive du canal. Il fallait dénicher la seconde, dans un écrin de verdure indisciplinée, à l'est du village de Villeneuve, un peu à l'écart d'un vieux chemin où l'herbe pousse dru à la saison des pluies. Elle est maintenant signalée par des panneaux et mise en valeur par un aménagement touristique de ses abords.

Par sa situation en un point de franchissement d'un chenal qui a précédé le canal, la fontaine Charles a servi de repère topographique. C'est ainsi qu'elle est désignée le 12 juin 1319, dans un acte par lequel un habitant de Saint-Jean-d'Angély vend au prieur de Montierneuf 12 sous de cens que lui devait une personne de Saint-Agnant, assignés sur plusieurs morceaux de terre, dont l'un est localisé prope iter quod itur ad fontem Karroli, " près du chemin par lequel on va à la fontaine Charles ". C'est ainsi également que les seigneurs de Soubise et les prieurs de Montierneuf la signalent sur le chenal qui sépare leurs fiefs. Par contre, on ne possède pas de témoignage ancien sur la " fontaine de Charlemagne ", dont le nom, sous sa forme actuelle, est plus récent.

La fontaine Charles en 1996

Ces noms sont liés à une légende d'un Charlemagne pourfendeur de Sarrasins, au cheval inspiré dont le sabot faisait jaillir des sources. Il est impossible de saisir l'origine de cette légende. La source du pont a-t-elle été dite fontaine Charles parce qu'on en a attribué l'existence à un miracle ou a-t-elle été désignée du nom d'un propriétaire, ce qui aurait suscité la légende ? En tout cas, dans l'imagination de certains clercs, le grand soldat de la foi a profité de son passage dans la contrée pour édifier des églises. Des mémoires du XVIIe siècle lui attribuent ainsi la fondation de l'église paroissiale Saint-Saturnin, située non loin de la fontaine, à une époque où cette église est menacée de démolition. Au début du XVIIIe siècle, Claude Masse parle d'une bataille remportée " à Montierneuf " et signale, " sur le bord du ruisseau, une fontaine que l'on appelle de Charlemagne, que le vulgaire assure s'être trouvée miraculeusement pour abreuver son armée arrêtée par les Sarrasins, n'y ayant pas de bonne eau en ce quartier, pour ce que c'étaient les anciennes rives de la mer ". L'ingénieur géographe, qui écrit aussi mal qu'il arpente bien, semble désigner ici la fontaine du pont.

A partir du XIXe siècle, les deux fontaines sont plus ou moins confondues, par des auteurs souvent mal informés. En 1839, A. Gautier, qui travaille par correspondance, n'échappe pas à cette confusion : " Non loin de Montierneuf, au village de Villeneuve, existait la fontaine dite de Charlemagne, qui a été en partie détruite par l'excavation du canal. La tradition populaire rapporte que quand ce grand prince était campé en cet endroit avec son armée, qui manquait d'eau douce, il adressa sa prière au Seigneur; alors son cheval hennissant et frappant la terre de son pied, il en jaillit une source abondante que, depuis, les peuples de la contrée ont toujours en grande vénération ". Il nous apprend au moins que la fontaine Charles a souffert de travaux.

La fontaine Charles, le pont et le canal en 1996

Plus récemment, dans " Marennes et son arrondissement ", recueil de lettres fictives, A. Bourricaud date de " Saint-Agnant, 22 mai 1865 " une " lettre " dans laquelle il s'exprime ainsi : " La tradition locale prétend que, sur le territoire de la commune de Saint-Agnant, Charlemagne a remporté une grande victoire sur les Sarrazins. Au village de Villeneuve, et sur les bords du canal de la Bridoire, on montre une fontaine, connue sous le nom de fontaine Charlemagne. C'est à la prière du héros légendaire, et sous le sabot de son cheval, que jaillit cette source abondante, qui abreuva toute l'armée mourant de soif " . On croit comprendre qu'il ne parle que d'une fontaine et qu'il situe Villeneuve sur le canal de la Bridoire. Or il réside non loin de là et il présente sa " lettre " comme écrite à Saint-Agnant. Que conclure ?

En 1901, dans " Tonnay-Charente et le canton ", l'abbé Brodut mélange légende et histoire. En publiant un acte de Guy de Rochechouart en faveur du prieuré de Montierneuf, il n'attribue pas la fondation de cette maison au " grand roi ", mais il écrit très sérieusement que " le monastère de Montierneuf " a été " fondé du temps de Charlemagne ", en ajoutant d'ailleurs qu'il a été " restauré et agrandi, en 1068, par Guy-Geoffroy, comte de Poitiers, neveu (sic) de Geoffroy Martel, comte de Saintes (sic), en faveur des moines de la Trinité de Vendôme ". Il a dû lire en diagonale le volume des chartes de la Trinité de Vendôme, publié par l'abbé Métais en 1893, notamment la préface, à moins qu'il ait consulté quelque érudit inspiré de l'époque romantique.

De nos jours, Aurore Lamontellerie déconcerte un peu plus en identifiant sans hésitation la " plaine de Vaucouleurs " comme le théâtre d'un combat épique livré par les quatre fils Aymon et en attribuant à leur cheval Bayart le miracle de la fontaine Charles : " Bayart a fait jaillir l'eau à Saint-Agnant-les-Marais. Elle se déverse aujourd'hui dans le canal de la Bridoire et son identité première s'efface peu à peu sous des noms nouveaux : " fontaine du Pont ", " font de la Bridoire ", seules les vieilles gens restent fidèles au nom ancien ". Elle oublie d'indiquer ce nom, " fontaine Bayart ", qui est conservé par le plan cadastral, et qui ne révèle rien d'autre que la popularité de la légende des quatre fils Aymon au XIXe siècle. Quant à la fontaine de Charlemagne, elle l'observe avec les yeux de l'imagination : " A Saint-Agnant encore, le cheval de Charlemagne a libéré une source dans la plaine de Villeneuve. Encastrée dans la pierre, au ras du sol, cette fontaine orientée affecte la forme d'un pied de cheval enfoncé dans la terre jusqu'au fanon; malheureusement la maçonnerie se disloque et il est peu probable qu'elle soit réparée avec respect ". Le commun des mortels y voit un aménagement en forme de puits de petit diamètre, sans margelle, peu profond. Le filet d'eau qui en sort se dirige vers l'Arnaise ; il est recouvert de dalles sur quelques mètres. On avait installé un " timbre " à côté, comme on faisait pour n'importe quel puits. Ce " timbre " a été brisé et toute trace en a disparu.

La fontaine se trouvant sur un sentier de randonnée, ses abords ont été aménagés pour la halte et la rêverie, dans un agréable décor de verdure où domine le frêne, signe de la présence de l'eau. Pour la halte, les promeneurs disposent de plusieurs bancs et d'une aire bien entretenue. Pour la rêverie, on a prévu un panneau qui comporte le texte suivant : " Charlemagne jouit en Saintonge d'une grande renommée. Nombreux sont les lieux où se seraient déroulés des faits d'armes ou religieux importants. Un peu partout on vous signalera le " trou de la lance de Charlemagne ", les traces de pas du cheval de Charlemagne. Il existe également plusieurs " chemins de Charlemagne ", qui sont en général les routes empruntées par les pélerins (sic) se rendant à Saint-Jacques de Compostelle. A Villeneuve, existe une " fontaine de Charlemagne ". Selon la légende, l'empereur " à la barbe fleurie " campait là avec son armée. L'eau faisait cruellement défaut. Alors que le souverain priait, son fidèle cheval Tencendor frappa le sol de l'un de ses sabots : une source en jaillit qui fut longtemps vénérée ". Le morceau porte l'estampille du " Pays Rochefortais ". On y identifie la manie de certains de voir dans les vieux chemins des " chemins de Saint-Jacques ", tandis que d'autres jurent leurs grands dieux que ce sont des " voies romaines ". Surtout, il est cocasse, pour le pèlerin parti de Villeneuve, qui a réussi à atteindre la fontaine en évitant de perdre son pot d'échappement, de lire " A Villeneuve existe une fontaine de Charlemagne... ", alors que la fontaine est à deux pas de lui et ... à une distance de Villeneuve qu'il a trouvée bien grande pour la santé de sa monture. En l'occurrence, le " Pays Rochefortais " semble avoir sollicité les lumières d'un " érudit " qui aurait fourni un texte à adapter, mais l'adaptation aurait été oubliée. Les indications de cette qualité ne sont, hélas, pas rares, dans les textes de présentation des monuments ou des sites, qui fleurissent de nos jours comme aubépine en mai.

Publié dans Roccafortis, 3e série, tome III, n° 19, janvier 1997, p.142-145. J'ai ajouté quelques lignes.