UN HÉRITAGE DE LA FAMILLE DE MATHA : SAINTES ET MORNAC

 

 En 1199, dans la charte de commune de la ville de Saintes, Aliénor d'Aquitaine réserve le droit de Geoffroy Martel et de ses héritiers (1). Comment Geoffroy Martel a-t-il reçu un droit héréditaire à Saintes ? Il est fils de Fouque 1er de Matha et petit-fils du comte d'Angoulême Vougrin II ; or on ne voit pas auparavant les comtes d'Angoulême intervenir dans cette ville. Par contre une famille dont les membres sont dits "du Capitole" ou "de Saintes" y joue un rôle important jusque vers 1140. Comme on perd ensuite la trace de cette famille, Geoffroy Martel peut en avoir recueilli la succession, mais comment ? D'autre part, le même Geoffroy Martel apparaît comme seigneur de Mornac en 1195, alors que, jusque après 1130, une famille surnommée "de Mornac" a tenu le château. Est-il aussi l'héritier de cette famille ?

Entre les environs de 1140 et 1195 il est difficile de suivre les filiations et les héritages, car la documentation est maigre. Cependant, en se basant sur la tradition d'un nom très rare et en interprétant quelques indications sur le château de Mornac, on peut affirmer que Geoffroy Martel a effectivement reçu en héritage, outre le château de Matha qui lui est venu de son père, les droits de la famille "de Saintes" et le château de Mornac par l'intermédiaire de sa mère.

Les ancêtres de Geoffroy Martel. La tradition des noms dans la maison d'Angoulême

Le comte d'Angoulême Vougrin II s'est marié deux fois. Du premier mariage, avec Ponce de la Marche, il a eu Guillaume, qui lui a succédé au comté d'Angoulême. Du second, avec Amable (ou Mabille) de Châtellerault, sont nés Fouque et Geoffroy Martel, qui ont reçu respectivement en héritage Matha et Viville (2). On connaît trois fils à Fouque : Francon, qu'on rencontre le premier en 1154 (3), Geoffroy Martel, qui est devenu seigneur de Matha, et Boson, bien connu comme comte de Bigorre et seigneur temporaire de Cognac (4). Mais personne, semble-t-il, n'a identifié l'épouse de Fouque.

Les deux mariages de Vougrin II n'ont pas introduit de nom nouveau dans la famille des comtes d'Angoulême : Guillaume y était traditionnel depuis longtemps (5) ; Geoffroy et Fouque étaient apparus successivement au XIe siècle par suite d'une alliance avec la maison d'Anjou (6). Par contre, des trois fils de Fouque de Matha, seul Geoffroy Martel a reçu un nom d'ancêtre paternel. Boson est un héritage de la famille de Châtellerault (7). Quant à Francon, c'est un nom rarissime à l'époque dans la région, qu'on ne rencontre guère que dans la famille dite "de Saintes", jusque vers 1140, c'est-à-dire une quinzaine d'années avant qu'il apparaisse dans la maison d'Angoulême. Ainsi Francon, fils de Fouque de Matha, peut chronologiquement avoir reçu son nom de la famille "de Saintes", et ce par sa mère qui n'a pas été identifiée.

La famille "de Saintes"

Il nous faut maintenant présenter sommairement cette famille "de Saintes" ou "du Capitole". Le tableau suivant montre qu'on peut la suivre pendant trois générations et qu’elle a produit deux Francon (8).

 

Dans le cartulaire de Notre-Dame de Saintes, qui est notre principale source d'information, les Francon sont distingués par les surnoms "le Vieux" et "le Jeune", que nous adopterons. Francon le Vieux est installé à Saintes avant 1034 (9). On l’y rencontre encore vers 1070 (10). Son héritage est recueilli par son fils Richard, dont nous ignorerions d'ailleurs l'existence s'il n'était incidemment nommé dans une notice écrite après sa mort (11). L’héritière de Richard est sa sœur Lucie, qui a épousé Guillaume de Passavant. Ce dernier paraît dans des actes non datés dont l'un est antérieur à 1107 et d'autres postérieurs à 1119 (12). Son fils Francon le Jeune témoigne en 1133 ; il est alors chef de famille car il est appelé "le seigneur Francon" (13). Il est nommé d'autre part dans trois notices rédigées en même temps, au début du règne de Louis VII, vers 1137 (14). Ensuite on perd la trace de la famille.

En somme la chronologie des Francon est difficile à préciser. Francon le Vieux a dû mourir dans un âge assez avancé vers 1075/1080. Si l'on adopte la théorie des trois générations par siècle, son petit-fils Francon le Jeune a dû décéder vers 1145. Ainsi Francon le Jeune est de la génération de Vougrin II, qui est mort en 1140. Une fille de Francon le Jeune a donc pu épouser Fouque de Matha, fils de Vougrin II, et donner le nom de Francon à l'un de ses fils.

Les seigneurs de Mornac

Ils sont difficiles à appréhender avant Geoffroy Martel et toute généalogie suivie s'avère impossible. D'après une pièce du cartulaire de Saint-Étienne de Vaux, la famille est pourtant installée à Mornac depuis les environs de 980 au moins (15). A défaut de précision sur leur qualité, les membres de cette famille peuvent être identifiés par des noms traditionnels : Gombaud, Hélie, Aleard.

En 1047 un Gombaud de Mornac souscrit la charte de dotation de l'abbaye Notre-Dame de Saintes (16). Vers 1080 c'est un Hélie qui est "prince" de Mornac; il a un fils nommé Aleard (17). C'est probablement le même Hélie qui se dit "dominus Morniacensis" en plaçant sa fille Hilaire au monastère de Notre-Dame de Saintes, et qui a alors pour fils Aleard, Gombaud et Hélie (18).

Les Mornac apparaissent dans quelques actes comme co-seigneurs de l’île d'Oléron, avec les comtes d'Angoulême, les vicomtes de Thouars et les seigneurs de Didonne. On rencontre en cette qualité successivement : Aleard à la fin du XIe siècle (19), Gombaud en 1131 (20) et Aleard après 1131 (21). .

Peu après apparaît un nouveau nom : avant 1152, Guy "dominus castelli Morniacensis" fait partie d'une cour chargée de juger un différend au sujet d'un moulin autrefois donné à Notre-Dame de Saintes par Hélie, seigneur de Mornac (22). Ce Guy est appelé Guy de Rancon par son épouse Audéarde "domina Morniacensis" (23). Celle-ci se présente avant 1159 : elle est fille de Gombaud de Mornac, qui est décédé, et veuve de Francon, remariée avec Guy de Rancon ; sa mère est vivante (24). Audéarde est donc l'héritière de Mornac.

En 1195 Geoffroy Martel, agissant en qualité de seigneur de Mornac, renouvelle une concession de "la dame Audéarde et son mari, père de Gombaud de Mornac" ; ce dernier est présent et donne son consentement (25). Il est évident que Geoffroy Martel est héritier d'Audéarde, dame de Mornac. Comment ? Ce ne peut être que par sa mère, laquelle était donc fille d'Audéarde et de Francon. Gombaud de Mornac était fils de Guy de Rancon ; il avait repris le surnom de Mornac. On conçoit aisément que Geoffroy Martel ne désigne pas autrement Guy de Rancon que comme le mari d'Audéarde. Quant à Francon, il s'agit certainement de Francon le Jeune, de Saintes. Deux ans plus tard, en 1197, Geoffroy Martel se dit seigneur de Mornac (26).

L'héritage de Mornac

Le triple héritage de Geoffroy Martel

La filiation Matha-Saintes-Mornac est mise en évidence par le tableau suivant :

 

 Geoffroy Martel a reçu Matha de son père, Saintes et Mornac de sa mère qui a réuni l'héritage des Francon et celui des Mornac.

Fouque de Matha a dû prendre en charge les droits héréditaires de sa femme à Saintes à la mort de son beau père Francon le Jeune, vers 1145. Toutefois ce n'est qu'en 1188, à la fin de sa vie, qu'on le voit donner le péage de Saintes à l'abbaye de Dalon, avec le consentement de son fils Geoffroy Martel (27). Quand a-t-il disposé de l'héritage de sa femme à Mornac ? Nous l'ignorons (28). Il est probable que sa belle mère Audéarde a tenu Mornac tant qu'a vécu son second mari Guy de Rancon. Les deux actes de donation d'Audéarde que nous connaissons ne sont souscrits ni par sa fille ni par son gendre (29). La succession de la dame de Mornac n'a d'ailleurs peut-être pas été réglée sans difficulté : son fils Gombaud de Mornac a pu invoquer en sa faveur le droit de l'enfant mâle. Nous ne savons pas quelle était la coutume en tel cas. Nous constatons cependant que c'est la fille, issue du premier mariage, qui a été la principale héritière puisqu'elle a transmis le château à son fils, qui le transmettra à sa descendance.

 
NOTES

 

1. "Salve eciam jure Gaufridi Martelli et heredum suorum"(Layette du Trésor des Chartes, n° 507 ; tome 1 p. 208).

2. D'après l'Historia pontificum et comitum Engolismensium, édition J. Boussard, Paris, d'Argences, 1957, p. 42.

Matha : chef-lieu de canton, arrondissement de Saint-Jean-d'Angély, Charente-Maritime.

Viville : commune du canton de Châteauneuf-sur-Charente, arrondissement de Cognac, Charente.

3. "Franco, filius Fulconis Mastacii", témoigne pour les fils de Guillaume de Mauzé, le 23 juin 1154 (Mémoires de la Soc. des Antiquaires de l'Ouest, 1855, p. 206 - 207 ; pièce justificative n° 4 d'une étude sur Mauzé en Aunis par Léon Faye ; copie par Dom Mazet d'un vidimus de 1417).

4. Francon était probablement l'aîné car il était majeur en 1154 et Geoffroy Martel est décédé environ 70 ans plus tard. Il a dû mourir avant son père parce que celui-ci est mort vers 1190, très âgé. En effet, Fouque était encore vivant en 1188 (N° 741 de l'essai de reconstitution du cartulaire de l'abbaye de Dalon effectué par L. Grillon pour un DES d'histoire présenté en juin 1962 devant la Faculté de Bordeaux ; d'après une copie faite par M. Delafosse, alors Directeur des Services d'Archives de la Charente-Maritime, copie que M. Delafosse nous a aimablement communiquée). D'autre part, Geoffroy Martel agissait en qualité de seigneur de Mornac en 1195 (Chartes de Notre-Dame de la Garde n° 1, p. 93 - 94).

5. Ce Guillaume est le 6ème comte d'Angoulême de ce nom. Le premier, mort en 920, était fils de Vougrin 1er, le fondateur de la dynastie.

6. Guillaume IV, mort en 1028, avait épousé Gerberge, soeur du comte d'Anjou Fouque (d'après Adémar de Chabannes, Chronique, édition Chavanon, Paris, Picard, 1897, p. 163). Ce comte d'Anjou était le fameux Fouque Nerra, fils de Geoffroy_Grisegonelle.

7. Ce nom apparaît chez les vicomtes de Châtellerault à la fin du Xe siècle

8. Dans un article intitulé "Le Capitole de Saintes", Georges Musset a publié un tableau, mais avec une datation inexacte en partie. (Recueil de la Commission des Arts et Monuments Historiques de la Charente Inférieure,. tome VI, 1883, p. 84).

9. D'après la pièce n° 77 du cartulaire de Notre-Dame de Saintes, "Francho de Capitolio" et Mascelin de Tonnay ont tenu la monnaie et le monnayage de Saintes pendant treize ans au moins avant la fondation de l'abbaye qui a eu lieu en 1047.

10. Cartul. de Notre-Dame de Saintes 37 p. 42 - 43. L'acte est daté de 1080 et de l'épiscopat de Goderan. Le millésime est inexact car l'évêque Goderan est mort le 6 août 1073 (L. Delhommeau, Notes et documents pour servir à l'histoire de l'abbaye de Maillezais, Paris, 1961, p. 23). Le scribe a probablement écrit 1080 à la place de 1070.

11. Cartul. de Notre-Dame de Saintes 51, p. 53.

12. Ibidem n° 76 p. 69 (1100 - 1107), n° 265 p. 171 (1119 - 1122), n° 266 p.172 (1119 - 1134), n° 267 p. 172 (1119 - 1127).

13. Ibidem n° 122 p. 98 - 99.

14. Ibidem n° 50, 51, 52, p. 52 – 54.

15. Charte de donation de l'église de St-Sulpice de Royan (arrondissement de Rochefort, Charente-Maritime), cartul. de St-Étienne de Vaux n° 9 p. 10. Pièce datable : 1075-mai 1085. Cette pièce indique que les prédécesseurs du prêtre qui donne l'église ont tenu celle-ci des "princes de Mornac" pendant cent ans. Il s'agit de Mornac-sur-Seudre, canton de Royan, arrond. de Rochefort, Charente-Maritime.

16. Cartul. de Notre-Dame de Saintes n° 1 p. 5.

17. Cartul. de St-Étienne de Vaux 9 p. 10. Cf. ci-dessus note 15. Hélie de Mornac n'est pas dit prince de Mornac mais l'acte précise que le prêtre qui donne l'église de St-Sulpice tient celle-ci d'Hélie de Mornac. Nous avons indiqué (note 15) que les prédécesseurs d'Hélie sont dits "princes de Momac".

18. Cartul. de Notre-Dame de Saintes 248 p. 162. Pièce non datée.

19. Archives Hist. de Saintonge et Aunis, tome XXII p. 82 - 83 (Chartes saintongeaises de la Trinité de Vendôme n° 47). Pièce sans date ; entre 1093 et 1099.

20. Ibidem p. 93 - 94 (Ibidem n° 55).

21. Cartul. de Notre-Dame de Saintes n° 36 p. 42. Sans date. Acte postérieur au 14 juin 1131.

22. Ibidem 250 p. 163. Sans date ; entre 1137 et 1152. Le Hélie seigneur de Mornac est celui de la note 18 ci-dessus.

23. Bibl. Nat., collection Baluze, volume 40, folio 86 verso et volume 139, p. 407. Donation au prieuré de Sainte-Gemme. Sans date.

24. Cartul. de l'abbaye de Dalon n° 726 (voir ci-dessus note 4). Pièce sans date ; antérieure à la mort de l'abbé Roger, en 1159. La mère d'Audéarde est appelée Uremguarda dans la copie. Est-ce pour Arengardis ?

25. Chartes de Notre-Dame de la Garde n° 1 p. 93 - 94.

26. Archives Hist. de Saintonge et Aunis, tome VII p. 70 - 71 (Chartes saintongeaises de l'abbaye de la Couronne n° 27).

27. Cartul. de l'abbaye de Dalon, n° 741 (voir note 4).

28. Il semble que ce soit en qualité de seigneur de Mornac qu'il a participé, en compagnie de Gifard de Didonne, de Benoît de Mortagne et son fils Geoffroy, au règlement d'un litige entre les moines de St-Etienne de Vaux et un descendant du fondateur de l'abbaye (Cartul. de St-Etienne de Vaux n° 55 p. 43). Cet acte a été mal daté par l'abbé Grasilier, éditeur du cartulaire. Il est postérieur au 17 avril 1188, date à laquelle l'évêque Adémar occupait encore le siège de Saintes (Depoin ; " Chronologie des évêques de Saintes " ; Bulletin philologique et historique, 1919, p. 59).

29. Voir notes 23 et 24.

 Publié dans Roccafortis, bulletin de la Société de Géographie de Rochefort, 2e série, tome IV, n° 7, 1er semestre 1981, p. 183-190.