La légende carolingienne dans le diocèse de Saintes

 

Dans son livre intitulé " La formation des légendes ", A. Van Gennep signale que les personnages de premier plan des chansons épiques sont pour la plupart des personnages historiques secondaires. Il ajoute qu'en France les plus nombreuses des grandes figures du Moyen Âge sont inconnues du peuple et que Charlemagne tient une place modeste dans les traditions populaires, par opposition à Roland dont la notoriété égale presque celle de Gargantua (p. 183 et 185). La Saintonge se singulariserait ainsi, car le souvenir de l'empereur semble y être demeuré vivace, à en juger d'après certains noms de lieux. Il convient donc d'examiner la nature et l'origine de cette tradition.

Le même auteur évalue à environ 150 ans la durée moyenne de la mémoire collective chez les peuples qui ne disposent pas de l'écriture. Dans un pays de très ancienne civilisation écrite comme la France, les traditions orales relatives aux grand événements et aux grands hommes peuvent par contre remonter à un passé très ancien. Des faits consignés dans les chroniques et les annales sont toujours susceptibles d'être vulgarisés de temps à autre, par des auteurs qui s'en inspirent dans des œuvres à caractère littéraire qui ont un certain succès ou par des autorités qui ont quelque intérêt à leur diffusion. La mémoire populaire sélectionne ensuite et amplifie au besoin ce qu’elle reçoit. Il est d'ailleurs le plus souvent pratiquement impossible de discerner les apports réciproques des chroniques et des œuvres d'imagination dans la tradition des événements, en des temps où le merveilleux était, sinon le quotidien, du moins un élément essentiel de la représentation du monde. Maint chroniqueur accepte comme avérés des faits qui tiennent plus du miracle que de la réalité telle que nous la concevons aujourd'hui. Dans les périodes moderne et contemporaine, si le merveilleux a progressivement perdu sa place, la notion de " tradition " a pendant longtemps prévalu. Des croyances pseudo-historiques anciennes se sont ainsi transmises de génération en génération, auxquelles les porteurs adhéraient plus ou moins, selon leur sensibilité ou leur formation intellectuelle.

Il ne semble pas que le diocèse de Saintes ait produit de poème épique. Cependant le personnage épique de Charlemagne est encore présent aujourd'hui dans des " chemins Charles " et des " fontaines Charles ", un Charlemagne héros de la foi chrétienne, inlassable pourfendeur de Sarrasins, qui parcourt le pays à la tête d'une armée s'abreuvant à des sources miraculeuses et qui édifie des chapelles funéraires pour ses preux tombés au combat.

Y a-t-il eu vraiment une ou des " légendes ", au sens de récits suivis et de quelque ampleur ? Il est permis d'en douter. Toujours est-il que le souvenir doit en être perdu au XIXe siècle car les recueils publiés alors ne s'en inspirent pas. Certes les " légendes historiques " de ce temps sont des créations littéraires, au style fort éloigné de l'expression populaire, parfois entièrement issues de l'imagination de leurs auteurs. Celles qui se rapportent au Moyen Âge ne mettent en scène que des personnages fictifs, seigneurs de châteaux de rêve ou de forteresses en ruines. Cependant, si une tradition d'épopée carolingienne avait eu quelque consistance, il est probable qu'elle aurait été exploitée par des auteurs dont la sensibilité s'est formée dans la découverte du monde médiéval. On est mieux renseigné par des enquêtes effectuées à la même époque. Ces enquêtes montrent que des habitants sont porteurs d'une tradition à caractère plutôt pseudo-historique qu'épique. Les enquêteurs n'ont pas rencontré des récits en forme mais des explications : telle " fontaine de Charlemagne " s'appelle ainsi parce qu'elle est née d'un coup de sabot du cheval du grand chef. Il est probable que les informateurs n'y croyaient guère. Ils s'associaient cependant à une certaine vénération pour la fontaine, voire pour quelque arbre voisin, comme telle aubépine séculaire de la commune de Saint-Agnant qui participait au merveilleux de plusieurs " fontaines de Charlemagne " des environs. Cette aubépine, au tronc creusé de vieillesse, a été respectée jusqu'à ce qu'elle meure de sa belle mort. Un habitant de Saint-Agnant nous disait encore récemment qu' " il ne fallait pas y toucher ".

Si la Saintonge médiévale n'a pas produit de poème épique, elle est très présente dans le roman d'inspiration épique qui est connu sous le nom de Turpin saintongeais. On sait que cette œuvre d'imagination promène le lecteur de chapelle sépulcrale en fontaine miraculeuse, sur les traces de Charlemagne et de Turpin libérant le pays d'une invasion sarrasine. Le Turpin saintongeais est-il à l'origine des " fontaines Charles ", des " chemins Charles " et des on-dit contemporains relatifs à ces toponymes ? La chose est possible. Une version a été imprimée à Paris, au XVIe siècle, dans une langue modernisée, qui a pu se répandre plus ou moins rapidement. Cependant des églises sont présentées comme des fondations de Charlemagne dans des textes bien antérieurs et la " fontaine Charles " de Saint-Agnant est connue sous ce nom au moins depuis le début du XIVe siècle. Le Turpin saintongeais manuscrit, qui n'est connu qu'à trois exemplaires, a-t-il lui-même exercé une influence ? On ne saurait en décider, faute de preuves formelles. La plus ancienne mention d'église fondée par Charlemagne est de la fin du XIIIe siècle, alors que le Turpin date du premier quart de ce siècle. Cette donnée chronologique semble aller dans le sens d'une antériorité du Turpin. Cependant il n'est pas exclu que l'auteur ait mis en œuvre des traditions de son temps qui feraient surface sous d'autres formes dans les décennies et les siècles postérieurs. Afin de situer le problème, nous avons réuni des extraits de documents datés, classés par petites régions, qui mettent ou non en évidence une éventuelle relation entre le Turpin saintongeais d'une part, des toponymes et croyances ou on-dit d'autre part.

Les références au Turpin saintongeais sont suivies de la page de l'édition d'A. de Mandach publiée sous le titre "Chronique dite saintongeaise ", Tübingen, 1970.

Région de Moragne (canton de Tonnay-Charente), au nord de la Charente :

Charles rencontre les Sarrasins à Moragne, " sur " la fontaine de Sainte Lucie, les poursuit jusqu'aux villages du Grand et du Petit Géant où il leur livre bataille (Turpin saintongeais, p. 276).

La " levée Charles " est une voie nord-sud qui sépare le marais de Moragne à l'ouest de celui de Tonnay-Boutonne à l'est, au nord du hameau de Toutvent (IGN 1/25.000 - Rochefort 7-8).

Le " chemin Charles " forme la limite entre les communes de Muron et de Genouillé, à travers les marais, direction nord-sud. C'est la D 117 (IGN 1/25.000 - Rochefort 3-4). Il est attesté en 1581 sous le nom de " perré Charles " et en 1680 sous celui de " chemin Charles" :

- " laissant lesdits marois de Muron à main droite et devers le soleil couchant, montant le long du pairé Charles jusque et contre les marois de Tonné-Boutonne " ; dénombrement de la seigneurie de Genouillé, 1581 (Abbé Brodut, Tonnay-Charente et le canton, tome II, 1986, p. 264).

- " jusqu'au chemin Charles qui sépare les marais de Muron et ceux dudit Genouillé " ; dénombrement de la châtellenie de Tonnay-Boutonne, 1680 (Archives Hist. Saintonge et Aunis, tome XV, p. 290).

Région de Saint-Agnant (au sud de la Charente) :

Bataille à la " fontaine de Bacon " et fondation de trois chapelles pour ensevelir les barons tués : Saint Pierre, Saint Sornin et Sainte Marie du Port (Turpin saintongeais, pp. 276-277).

Le contexte situe la fontaine et les chapelles entre la Charente et le pays de Marennes. Il n'existe pas actuellement de " fontaine de Bacon " dans cette région. Les trois " chapelles " peuvent être l'église de Moëze, dédiée à saint Pierre, l'ancienne église paroissiale de Saint-Agnant, qui était sous l'invocation de Saint Sornin [forme savante " Saint Saturnin "] et une chapelle de Notre-Dame autrefois située au bourg de Saint-Agnant, qui était dite de Notre- Dame de la Puisatte au XVIIIe siècle (Archives Hist. Saintonge et Aunis, t. XXII, p. 331).

Deux fontaines de la commune de Saint-Agnant sont sous le vocable de Charlemagne : la " fontaine Charles ", située au contact du pont, qui se déverse dans le canal de la Bridoire, et la " fontaine de Charlemagne ", à l'est du village de Villeneuve, dont l'eau rejoint l'Arnaise, affluent de l'Arnoult. Seule la première est attestée anciennement ; elle a conservé la forme ancienne Charles. L'autre désignation semble plus récente. Une troisième fontaine dite " de Charlemagne " nous a été signalée par un habitant dans la commune de la Gripperie-Saint-Symphorien. Elle est proche de la fontaine de Saint Symphorien qui était encore récemment un but de pèlerinage.

- Le 12 juin 1319, Guillaume Gabet, de Saint-Jean-d'Angély, vend à frère Jacques " de Bocheto ", prieur de Montierneuf, douze sous de cens assignés sur une pièce de terre située "dans le territoire dudit prieur " [c'est-à-dire dans la seigneurie du prieuré de Montierneuf], "prope iter quo itur ad fontem Karroli " [près du chemin par lequel on va à la fontaine Charles] (Archives Hist. Saintonge et Aunis, tome XXII, p. 187).

- " et d'icelle descendant en la grand chenal de Saint Aignes [Saint-Agnant] et d'icelle montant jusques auprès de la fontayne Charles, laquelle chenal despart la terre de Soubise et ladite terre de Moustierneuf " ; déclaration du temporel du prieuré de Montierneuf [1484-1495] (Ibid., p. 301).

- " rendant au havre de Brouage, comprenant la moictié du dict havre jusques à la chenal de Sainct Aignan, comprenant la moictié de la dite achenal, rendant à la fontaine Charles " ; aveu de la baronnie de Soubise, 1er mai 1568 (Recueil Commission Arts et Monuments de la Charente- Inférieure, tome VIII, 1885-1886, pp. 187-188).

- " La tradition fait mention de bien des actions de Charlemagne en ce pays, entre autres d'une bataille que l'on dit qu'il gagna à Montierneuf, où il y a proche une église toute seule que l'on attribue bâtie par cet empereur, un grand cimetière où l'on dit qu'il y a plusieurs tombes entassées les unes sur les autres. Il y a, proche de ce Montierneuf qui est une abbaye, l'église paroissiale du même nom d'où dépend Saint Agnan, sur le bord du ruisseau une fontaine que l'on appelle de Charlemagne, que le vulgaire assure s'être trouvée miraculeusement pour abreuver son armée, n'y ayant point de bonne eau en ce quartier pour ce que c'étaient les anciennes rives de la mer où la tradition a laissé les noms de plusieurs ports... Le vulgaire raconte plusieurs visions d'esprits dans cette église... Il raconte bien des choses de cette fontaine… Ils disent que Charlemagne étant campé en cet endroit avec son armée, arrêté par les Sarrazins qui étaient campés dans la plaine au sud de ce vallon et comme il n'y avait point d'eau douce pour ses troupes, la mer flottant proche cette fontaine, il fit sa prière au seigneur et son cheval, en frappant du pied, découvrit une fontaine que les peuples ont eue longtemps en vénération. " Mémoires de Claude Masse, II, pp. 8-37 (d'après l'abbé Cholet, Cartulaire de Saint-Étienne de Baigne, préface, p. XIII) ; citation reprise partiellement par H. de Tilly dans un article intitulé " Charlemagne en Saintonge " (Recueil Commission Arts et Monuments de la Charente-Inférieure, tome VIII, 1885- 1886, p. 358).

- " L'église Saint Saturnin de Montierneuf est tout l'ornement de la paroisse qui est cognue par cette église jusques dans les pays les plus estrangers. Le cimetière est soubz le grand nom du glorieux roy Charlemagne. L'église menace ruine ; on ne peut sonner la cloche et le curé n'ose dire la messe à l'intérieur mais seulement à la porte. " Mémoire du 30 novembre 1706 (Archives Hist. Saintonge et Aunis, tome XXII, 1893, p. 360, note 1).

- L'église de Saint-Saturnin est " une des plus anciennes du royaume et bastie du règne de Charlemagne ". Autre mémoire, sans date (Ibid., même note).

- " Nous sommes entrés en l'église ancienne de Montierneuf et Saint Aignan, dédiée à saint Saturnin, que nous avons fait toiser... On tient que cette église fut fondée par l'empereur Charlemagne et bastie environ l'an 800. " Devis des réparations à faire à l'église Saint Sornin, 4 juin 1716 (Ibid., p. 360).

- " C'est dans la commune de Saint-Aignant que se trouvent les restes de l'ancienne abbaye de Montierneuf dont la fondation est attribuée à la fille d'un des premiers ducs d'Aquitaine. Proche cette abbaye... il y avait une église que la tradition assure avoir été bâtie par Charlemagne en mémoire d'une grande victoire qu'il remporta en ce lieu sur les Sarrazins. Cette église, construite isolément sur une éminence, n'a d'autre voisinage qu'un cimetière où plusieurs tombeaux en pierre sont placés les uns sur les autres. Non loin de Montierneuf, au village de Villeneuve, existait la fontaine dite de Charlemagne, qui a été en partie détruite par l'excavation du canal. La tradition populaire rapporte que, quand ce grand prince était campé en cet endroit avec son armée qui manquait d'eau douce, il adressa sa prière au Seigneur ; alors son cheval hennissant et frappant la terre de son pied, il en jaillit une source abondante que, depuis, les peuples de la contrée ont toujours en grande vénération " (Gautier, Statistique du département de la Charente-Inférieure, La Rochelle, 1839, seconde partie, pp. 316-317).

- " J'ai visité avec intérêt les ruines du monastère de Montierneuf que, par habitude, on nomme dans le pays Moutier-Neuf. L'église, dont la construction est attribuée à Charlemagne, est détruite... La tradition locale prétend que, sur le territoire de la commune de Saint-Agnant, Charlemagne a remporté une grande victoire sur les Sarrazins. Au village de Villeneuve et sur les bords du canal de la Bridoire on montre une fontaine connue sous le nom de fontaine de Charlemagne. C'est à la prière du héros légendaire et sous le sabot de son cheval que jaillit cette source abondante qui abreuva toute l'armée mourant de soif. " (A. Bourricaud, Marennes et son arrondissement, pp. 181-182 ; texte daté de Saint-Agnant, 22 mai 1865).

- " Le lieu de la première rencontre [entre Charlemagne et les Sarrazins], sur les bords de la Charente, n'est pas déterminé par les historiens mais une tradition, très vivace dans le pays, veut qu'elle se soit produite dans la plaine de Vaucouleur et qu'après leur défaite les Sarrazins se réfugièrent à Saintes, par Saint-Porchaire, et partie par la voie romaine qui passe à Geay et à Crazannes ; elle ajoute qu'après la bataille Charlemagne rendit grâces à Dieu, sur le coteau de Montierneuf, et prescrivit d'élever une église sur ce point. Cette même tradition veut encore que, sur ces anciennes rives de la mer, il n'y avait point d'eau potable et qu'à la prière du grand homme il jaillit du sol, et sous les pieds de son cheval, une source abondante qui abreuva toute l'armée...; on attribue cette origine à une fontaine voisine, dite de Charlemagne, et qui jouit encore dans le pays d'une certaine célébrité. On dit également que les infidèles qui trouvèrent la mort n'eurent pas la sépulture, qu'ils furent mangés par les loups ou précipités dans un gouffre voisin appelé la Grande Fosse où, depuis lors, aucune végétation ne s'est développée. Elle est en bordure de la route de Champagne, à 400 mètres environ à l'est de celle de Royan... ". Suit la description de la fosse, sur la pente de laquelle la végétation n'est représentée que par une seule aubépine séculaire dont le tronc mesure 1,60 m de circonférence. (F. Arnaud, " Excursions à l'abbaye de Montierneuf et à la plaine de Vaucouleur, commune de Saint-Aignant " (Bull. Soc. Géographie Rochefort, tome XXXII, 1910, n° 1, pp. 42-50).

Pays de Marennes :

- Bataille à Luzac, commune de Saint-Just-Luzac, avec miracle d'allongement du jour, sans fondation de chapelle (Turpin saintongeais, p. 277).

- Le 23 janvier 1292, le pape Nicolas IV accorde une indulgence d'un an et quarante jours aux personnes qui visiteront " la chapelle de Saint Fort dépendant de l'église Saint Just de Marennes, au diocèse de Saintes, qui a été construite par Charlemagne, empereur des Romains, dans laquelle Dieu a fait de nombreux miracles par les mérites de ce saint, lors des fêtes de saint Fort et sainte Quitière vierge et par huit jours consécutifs ". Les registres de Nicolas IV, recueil des bulles de ce pape... publiées par Ernest Langlois, Paris, 1893, p. 876, n° 6557 (Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome, 2e série, vol. 9). Saint-Fort est aujourd'hui une maison isolée de la commune de Saint-Just- Luzac.

- Dans la même commune un lieu-dit Bois des Pairs est voisin d'une maison nommée Charles (IGN 1/25.000, Saint-Agnant 5-6).

- R. Colle a signalé, " sur la route de Marennes, entre Saint-Sornin et Saint-Just ", des fossiles de coquillages qui étaient considérés comme les " traces des pas du cheval de Charlemagne ". Elles ont disparu sous le goudron (Légendes et contes d'Aunis et Saintonge, La Rochelle, 1975, p. 68).

Saintes :

- Le Turpin saintongeais ne désigne pas la cathédrale Saint-Pierre qui a pourtant été l'objet d'une croyance.

- L. Audiat cite une bulle du pape Nicolas V (1447-1455) qui mentionne que l'église " est dite avoir été dotée d'importantes rentes et de grands privilèges par Charlemagne, roi de France d'insigne mémoire " (Saint-Pierre de Saintes, cathédrale et insigne basilique, 1871, p. 50, note 1).

- Au XVIe siècle, le chanoine Tabourin voit dans une statue de soldat qui orne la façade du monument un portrait de Charlemagne : " Il y avoit contre le clochier l'image ou statue de Charles Magne qui aussy n'avoit point esté mize par terre aux dits troubles et avoit demeuré en son entier pendant ces guerres-là et aultres depuis advenues, fors que en l'année mil cinq cens soixante huist qu'ilz mirent l'églize par terre, ilz voulurent mettre la ditte ymage par terre, ce qu'ilz ne purent faire, encores qu'ilz eussent atachés des bœufs pour la mettre par terre et la rompirent par la moitié, comme on la voit à présent " (Ibid., p. 49, note 1, d'après le manuscrit de Tabourin, folio 293).

- " L'église cathédrale est dédiée à saint Pierre ; elle a été bâtie par Charlemagne ". Mémoire sur la Généralité de La Rochelle, rédigé en 1698 pour l'intendant Michel Bégon (Archives Hist. Saintonge et Aunis, tome II, pp 56-57).

- " ... Pépin... entra à Saintes en 768... C'est à cette époque qu'en actions de grâces de sa glorieuse expédition, il fit vœu de bâtir à Saintes une église cathédrale ; mais la mort l'empêcha de réaliser son vœu. Charlemagne, son fils... accomplit la promesse de son père. Par son ordre fut élevée une superbe basilique, de la beauté de laquelle on peut juger par la tour qui sert de clocher et qui devait être surmontée d'une flèche. " (Gautier, Statistique du département de la Charente-Inférieure, 1839, 2e partie, p. 113).

On voit aussi intervenir le personnage de Galienne, la belle Sarrasine, femme de Charlemagne dans quelques chansons de geste. En ce cas, le légendaire s’alimente hors du Turpin saintongeais, dans un fonds commun à plusieurs provinces. Ce sont les ruines de grands monuments romains qui attirent ce nom. A Poitiers et à Bordeaux, les amphithéâtres ont été des " palais Galienne ". A Saintes nous avons une attestation pour le XVe siècle : le 23 novembre 1429, un chanoine de Saint Pierre donne au procureur des clercs du chœur de cette église, afin de participer aux anniversaires et services qui s'y font quotidiennement, des vignes assises en la seigneurie du prieuré de Saint-Eutrope et tenant d'une part " aux Arcs de Saint-Eutrope appelez le palais Galliane " (Revue de Saintonge et d'Aunis, tome XXIV, 1904, pp. 121-122).

Région de Pons :

L'église Saint-Martin de Pons

- La ville de Pons tient une place non négligeable dans le Turpin saintongeais, sous le nom " les Chartres ", qui est celui d'un écart. Cependant seule l'église Saint-Sauveur est désignée (p. 279).

- " Saint Martin, paroisse où l'on compte cinq cents feux ; ... c'est aujourd'hui un prieuré commendataire qui dépend de l'abbaye de Saint-Florent près Saumur. Il y a, outre le prieur, un curé et un chapelain. Elle fut ruinée en 1627. Elle paroit, selon les vestiges qui en restent encore, situés sur un rocher qui est sur la pente d'une montagne, avoir esté très somptueusement bastie et principalement le portail où on prétend qu'il y a eu une statue de Charlemagne qu'un seigneur de Pons fit oster. " (Mémoire de Claude Masse ; citation dans Archives Hist. Saintonge et Aunis, tome IX, 1881, p. 363.)

- " Dans tout ce qui reste de cette ancienne église, il ne paroît rien de gothique ; et quoiqu'on ne sache pas précisément le temps qu'elle a été bâtie, néanmoins par la statue équestre qui étoit sur la galerie et par cet écusson des armes de l'Empire et de la France réunies dont on a parlé, il paroît évident que cette église avoit été batie vers l'an 800, du tems de Charles-Magne ou peu après. " (Mémoire pour l'histoire ecclésiastique de Pons, par Dominique Fortet, curé de Saint-Martin de Pons (1778-1783) ; dans Archives Hist. Saintonge et Aunis, tome IX, 1881, p. 374.)

L'église Notre-Dame de 1'lle, commune de Saint-Léger

Cette église disparue se trouvait sur les bords de la Seugne. Elle était le siège d'un prieuré de l'abbaye de Saint-Cyprien de Poitiers, abbaye à laquelle elle avait été donnée à la fin du XIe siècle, à peu près en même temps que l'église Saint-Léger (Archives Hist. Poitou, tome III, pp. 288-290).

- " Après en fit une outre [chapelle] sore la Soignie, de Nostre Dame Sancte Marie... Karles laissa en iceste yglise de Nostre Dame Sancte Marie sor la Soignie la croiz qu'il portot a son col " (Turpin saintongeais, p. 279).

- " L'an de grace mil CCCIIIIXX et V, le XXXe jour du mois de haout, Mons. Reignaut, sire de Pons, fist commencer rehedifier l'église Noustre Dame de Lisle et fu achevée le mercredi XIXe jour du mois de novembre l'an mil CCCIIIIXX et sept.

L'an de grace mil CCCIIIIXX et IX, le XVIe jour du mois de may, le dit Mons. Reignault, sire de Pons, fist consacrer la dicte église de Lisle à l'évêque de Milenoble, lequel était de l'ordre de saint François.

De la église fut le premier fonzeor Charles Maigne qui la fist fere et puys ladicte église fu du tout fondue et destruicte des fondemens et despuys ledict sire de Pons l'a fet rehedifier ". (Abbé Cholet, Cartulaire de Saint-Étienne de Baigne, 1868, Préface, p. XIV ; d'après " la première page d'une sorte de grand cartulaire que ses enluminures ont sauvée du naufrage " ; écriture de la fin du XIVe siècle).

- " On voit dans cette commune [Saint-Léger]... les restes de deux anciennes chapelles qui, autrefois, étaient en grande vénération et où l'on venait faire des vœux pour le rétablissement des enfants atteints de la teigne et des maladies de langueur. L'une, située au bord de la Seugne, s'appelait la chapelle de Lile ; l'autre, nommée la chapelle de Serizon, était placée près de la route de Saintes à Bordeaux. " (Gautier, Statistique du département de la Charente-Inférieure, 1839, 2e partie, p. 157.)

- En 1886, Cazaugade a exploré les environs de la chapelle de Notre-Dame de l'Ile. Il a signalé cinq fontaines dont l'une était appelée " font Charlemagne ". Dans les ruines il a observé " une espèce d'armoire dans l'intérieur du mur, devant laquelle les populations viennent encore aujourd'hui accomplir des vœux, formuler des prières et faire sauter des vieux sous en récitant l'invocation du saint ou des saints dont ils croient que leurs enfants sont " battus ". (Recueil Commission Arts et Monuments de la Charente-Inférieure, tome VIII, pp. 364-366.)

Région de Baignes-Sainte-Radegonde

- Bataille à Yvier ; Charles fait ensevelir ses barons à l'abbaye de Baignes à laquelle il donne deux lieues de terre en tous sens et où il dépose des reliques, " en l'autel ". Le récit ne mentionne pas une fondation de l'abbaye par Charlemagne mais par saint Martial : " car sainz Marçaus l'avoit edifiée ". (Turpin saintongeais, p. 281.)

- " Aux deux fois que vint Charlemagne à Engolesme, il fit plusieurs biens aux Églises … et fit bastir deux abbayes qui sont celles de Baigne et de Nanteuil en Vallée et encores celle de Charroux en la Marche, à dix lieuës d'Engolesme. " (F. Corlieu, Recueil en forme d'histoire de ce qui se treuve pas escript de la ville et des comtes d'Engolesme, Angoulême, 1576, pp. 11-12 de la réimpression de 1846.)

- " Le nom, Monseigneur, de notre abbaye, est Saint Étienne de Baigne, fondée par l'empereur Charles Magne à franche aumône depuis environ mille ans ; elle est de l'ordre de saint Benoît, congrégation des bénédictins exempts en France anciens et mitigés, au diocèse de Saintes. " Lettre datée du 3 décembre 1723, envoyée par le prieur de l'abbaye à l'intendant, en réponse à un questionnaire. (Archives Hist. Saintonge et Aunis, tome XXIII, 1894, p. 218.)

- M. Leproux signale une font Galienne à Chevanceaux. Charlemagne l'aurait fait jaillir. Il mentionne également un chemin de Charlemagne entre Chevanceaux et Montguyon. (Dévotions et saints guérisseurs, 1957, pp. 242-243, sans référence.)

Mentions récentes :

Quelques éléments de légende ne sont connus qu'à date récente. En 1885, G. Musset signale des " tombes sarrasines " dans une prairie de Bords (La Charente-Inférieure avant l'histoire et dans la légende, p. 142). Le Turpin saintongeais situe une bataille dans cette région du confluent de la Boutonne et de la Charente (pp. 275-276). En 1975, R. Colle rapporte que des compagnons de Charlemagne seraient inhumés à Thaims, sous le tumulus du moulin (op. cit., p. 69). Un assez long passage du Turpin concerne précisément Thaims et le hameau voisin de Benelle (p. 278). Par contre, des " fontaines de Charlemagne " à Bresdon, près de Matha, que Gautier cite comme ayant abreuvé l'armée (op. cit., p. 223) ne correspond pas à l'itinéraire de Charles dans le Turpin. De même un "chemin de Charlemagne " à Cercoux, canton de Montguyon, signalé par Rainguet (Études sur l'arrondissement de Jonzac, p. 356), se situe hors de la zone de manœuvre du libérateur de la Saintonge.

Le cas de saint Anthème :

Dans le Turpin saintongeais, Anthème, chapelain de Charlemagne, est tué à Jonzac et enseveli dans l'église Saint-Gervais, derrière l'autel, très profondément dans le rocher (p. 281). Il ne semble pas que cet épisode ait été retenu par la mémoire populaire locale. Saint Anthème n'a guère intéressé que les hagiographes.

 

En somme, toponymes et croyances pseudo-historiques coïncident en plusieurs endroits avec des éléments du récit turpinien mais on les rencontre aussi hors de la région où le Turpin fait évoluer Charlemagne. D'autre part, des personnages de chansons de geste hantent les mêmes parages : outre Galienne, les quatre fils Aymon sont présents en Saintonge, tout comme Ganelon qui a sa légende à Tonnay-Boutonne, probablement très récente. On a signalé que deux frères se nomment Roland et Olivier en 1137 ; ce sont les petits-neveux d'un chanoine de Saint-Pierre de Saintes (Cartulaire de Notre-Dame de Saintes, p. 65). Toutes ces données, très fragmentaires, ne permettent pas d'émettre une hypothèse fondée, sur l'origine et la diffusion de la légende. La vie intellectuelle des siècles passés est encore mal connue, hormis les œuvres écrites les plus répandues. La pensée populaire est quasi insaisissable pour le haut Moyen Âge qui a été la période la plus propice à la diffusion du récit épique.

On saisit cependant certains intérêts. L'abbesse de Saintes n'était peut-être pas étrangère à la décision du pape d'octroyer des indulgences aux pèlerins qui se rendraient à la chapelle de Saint-Fort qui dépendait de son église de Saint-Just. Les moines de Vendôme installés à Saint-Agnant avaient probablement des raisons de faire savoir au loin que leur église de Saint-Saturnin était une fondation du héros de la foi chrétienne. Quant aux bourgeois de La Rochelle, ils ont soutenu pendant des décennies un procès contre les autorités ecclésiastiques pour un privilège d'exemption de dîmes octroyé par Charles Martel aux habitants de la région, pour avoir chassé les Sarrasins, " de leurs propres armes et dépenses ", selon une formule bien connue qu'on rencontre, entre autres pièces, dans quelques faux. Certes la fiction se situe dans un cadre historique et ne semble pas avoir franchi les limites des prétoires mais elle est révélatrice du rôle qu'ont pu jouer, dans la diffusion des légendes historiques, des intérêts bien compris.

Publié dans Aguiaine, revue de la Société d'Etudes Folkloriques du Centre-Ouest, tome XXI, 5e livraison, septembre-octobre 1989, p. 312-323.