La censive de la seigneurie des Hospitaliers

dans la prairie de Rhône en 1727

 

Le terroir de Rhône est situé dans une boucle de la Charente, en face et à l'est de la ville de Rochefort. Il est constitué par une grande prée, d'une altitude moyenne de 3 mètres, dominée au sud par une île qui s'allonge d'est en ouest sur 1 km environ. Il est bien individualisé parce qu'il est séparé du reste de la commune de Saint-Hippolyte par le canal de la Bridoire. Il en était de même autrefois, car ce canal a été précédé par un affluent de la Charente. Les prés marais de Rhône, favorables à l'élevage, paraissent avoir tenté les établissements religieux. En 1204 les moines du prieuré de Montierneuf, en Saint-Agnant, ont obtenu du seigneur de Tonnay-Charente 12 journaux de pré, dispensés de payer la redevance habituelle en avoine (1). A la même époque, semble-t-il, le même seigneur leur a donné la faculté de construire une "maison" pour leur animaux, à la "chaume de Rhône" (2). Au commencement du XVIe siècle, le prieuré possédait encore "une pièce de pré en la prairie de Rosne, dessus la rivière de Charente, en droit du chasteau de Rochefort" (3). De plus, en 1292, existait à Rhône un petit prieuré clunisien de deux moines qui dépendait du prieuré de Saint-Eutrope de Saintes (4).

Les Hospitaliers et les Templiers se sont également établis de bonne heure dans la prairie de Rhône. En juillet 1270, la dame de Biard (5) a donné aux Templiers de la Rochelle un pré sur la Charente, contigu d'une part à un pré qu'ils possédaient déjà, d'autre part à un pré qui appartenait aux Hospitaliers (6). Il est probable qu'après la suppression de l'ordre du Temple les Hospitaliers ont recueilli les prés des Templiers. Toujours est-il qu'en 1727 les Hospitaliers avaient une petite seigneurie dans le terroir de Rhône. On peut se faire une idée assez précise de la partie de leurs terres qui était arrentée à cette date, grâce à un censif conservé aux Archives départementales de la Charente-Maritime.

Le "censif de la seigneurie de Rhône"

Sous la cote 1 J 21 de ce dépôt, se trouve un cahier en papier qui réunit deux "censifs" : celui de la "seigneurie de l'Hôpital de le Meung" et celui de la "seigneurie de Rhône". Ces deux seigneuries sont alors réunies dans la main du commandeur de la Commanderie magistrale de la Rochelle. Le cahier n'est ni daté, ni paraphé, ni folioté C'est un simple instrument de travail du receveur des deux seigneuries. Ce dernier a noté en marge les années de paiement des redevances. Comme la première année mentionnée est 1727, il est probable que le document a été copié cette année-là. Il est en tout cas postérieur à décembre 1724 ; c'est en effet le 9 décembre 1724 qu'a été inhumé Joseph Henri de Beaumont, seigneur d'Échillais (7), dont les héritiers figurent parmi les tenanciers de la seigneurie.

Le "censif de la seigneurie de Rhône" se compose de 29 articles. Chaque article mentionne le nom du tenancier - avec parsonniers ou non -, sa qualité - assez souvent -, la nature des terrains tenus, la superficie et les confrontations de ces terrains, enfin le montant et le terme de la redevance à la seigneurie. Le mot " censif " est pris ici dans son sens le plus large, car toutes les redevances sont qualifiées de " rentes nobles ". Si on peut cerner avec quelque précision le domaine arrenté, l'importance et la situation du domaine réservé nous échappent. Tout au plus constate-t-on, à la lecture du censif, qu'un "pré du domaine de la présente seigneurie" est contigu à un pré de la censive (8).

La censive

Cette censive se compose uniquement de pièces de pré, qui sont toutes dites dans la "prairie de Rhône". On dénombre ainsi 46 prés. A l'exception de deux, qui sont "en pointe", ces prés ont une forme quadrangulaire. Presque tous touchent à la Charente par une de leurs petites dimensions. Une douzaine " aboutent " sur la Charente par leur extrémité nord. Deux d'entre eux sont limités au sud par un pré appelé "les Grandes Versennes" (9). L'ensemble représente une superficie de plus de 18 journaux. Cependant la plupart des prés atteignent la Charente par leur extrémité ouest. Ce sont 30 pièces totalisant près de 67 journaux, qui constituent une bande longeant la rive gauche de la Charente, approximativement du nord au sud. A l'est, ils sont presque tous limités par des terrains appelés "les gâtis". Deux d'entre eux touchent dans cette direction à un pré appelé "pré Soudant" ou "pré Coudant", qui est de la "seigneurie de Biard" (10). Au total la censive représente une superficie d'un peu plus de 91 journaux.

La superficie des prés varie entre 13 journaux 12 carreaux (11) et 50 carreaux (12), la moyenne se situant aux environs de 2 journaux. Toutes les rentes sont dues au même terme de la saint Barthélémy (24 août). Elles représentent un revenu annuel de 34 livres environ, soit en moyenne 7 sous 6 deniers par journal. Si le revenu du domaine réservé n'est pas supérieur, la "seigneurie de Rhône" ne représente qu'une modeste contribution aux revenus du commandeur de la Rochelle.

Les tenures et les tenanciers

La plupart des tenures consistent en une seule pièce de pré : 17 sur 29 ; 8 comprennent 2 pièces, 3 se composent de 3 pièces et une de 4 pièces. La plus importante représente 13 journaux 12 carreaux en une seule pièce (13) et les deux plus petites font chacune 81 carreaux, également en une pièce (14). La moyenne se situe aux environs de 3 journaux. Parmi les tenanciers, les exploitants ne sont qu'une minorité ; les plus nombreux appartiennent à la petite noblesse rurale en relations avec 1a bourgeoisie d'affaires ou d'offices.

On dénombre seulement cinq laboureurs à boeufs, dont le domicile n'est pas indiqué : Jean Filleau (81 carreaux en une pièce), François Brassaud (4 journaux 42 carreaux en deux pièces), Jacques Simon (1 journal 58 carreaux en deux pièces), Jean Drugeon (2 journaux 6 carreaux en deux pièces), Jean Gillebon (1 journal 11 carreaux en une pièce) (15). A eux cinq, ils exploitent environ 10 journaux, soit un neuvième de la censive.

Dix-sept autres tenanciers ou parsonniers peuvent être identifiés avec quelque précision. Certains sont apparentés. Nous les avons classés par ordre décroissant des superficies de leurs tenures.

- Monsieur Huon, seigneur de Rhône en partie, tient la plus grande pièce de pré, qui fait 13 j. 12 c., et doit 4 l. 18 s. 5 d. (surchargé 4 l. 5 s. 6 d) (article 23). Est-ce François Huon, qui est dit "seigneur de l'île de Rhône en 1714 et 1715, ou Charles Huon, nommé avec le même titre en 1738? (16).

- Les héritiers de feu Monsieur d'Échillais tiennent trois pièces de pré de 2 j. 80 c., 2 j. 40 c. et 2 j. 10 c., pour une rente annuelle de 54 s. 9 d. (article 7). " Feu M. d'Échillais " est Joseph-Henri de Beaumont, seigneur d'Echillais, qui a été enterré dans l'église d'Échillais le 9 décembre 1724. Sa veuve a désigné un procureur pour administrer les biens de ses enfants (17). Le seigneur d'Échillais possédait une borderie à Rhône en 1677 (18).

- Les messieurs Barbiers du lieu de Soubise tiennent quatre pièces de 74 c. 3/4, 1 j. 1 c., 1 j. 24 c. et 2 j. 12 c., pour une rente de 38 s. 5 d. (article 24). On rencontre plusieurs membres de la famille Barbier dans les registres paroissiaux de Soubise. Le 28 octobre 1692, Pierre Barbier, licencié es lois, sieur de Chantemerle, baptise son fils Louis. Le 3 avril 1695, Gabriel Barbier, sieur de la Gallée, baptise sa fille Marie. Le 19 mai 1738, maître Jean Barbier, avocat au Parlement, juge bailli civil et criminel de Soubise, baptise son fils Jean-Louis (19). Il existe un lieu-dit de Rhône appelé "les prés Barbier" (20).

- Joseph Fouyer, canonnier, tient une pièce de 4 j. 6 c., au devoir de 30 s. 6 d. (article 22).

- Maître Pierre Lièvre, avocat, tient une pièce de 3 j. 94 c., au devoir de 29 s. 6 d. (article 13).

- Pierre Paris, " au lieu du sieur Barbier ", à cause de la métairie de la Limoise (21), tient 3 j. 70 c., pour une rente de 27 s. 9 d. (article 25).

- Étienne Chasseriau, sieur de Feusse (22), tient une pièce de 3 j. 47 c., au devoir de 26 s. (article 20).

- Monsieur Pierre Senac, conseiller du roi, tient trois pièces, de 81 c., 1 j. 96 c. et 50 c., pour 24 s. 7 d. (article 11). Mageau a lu son nom Pierre Senat, dans les registres paroissiaux de Soubise. I1 était conseiller du roi au présidial de la Rochelle et garde du sceau en la sénéchaussée de la Rochelle. Il a épousé Jeanne Barbier, de la famille des "messieurs Barbier de Soubise" (23), et proche parente de Pierre Barbier, seigneur de Vouillay (24). Le 2 août 1717, il vendait la métairie du Châtenet, paroisse de Soubise (25), en même temps que ses cohéritiers, Isaac Chadeau, sieur de la Clocheterie, Paul Senat, clerc tonsuré, étudiant en théologie, et Alain de Nogerée, écuyer, seigneur de la Fibère. Cette métairie provenait de l'héritage de Pierre Senat, sieur de Fief Clos, Châtenet, Charmeneuil, conseiller du roi, lieutenant de la maréchaussée des îles de Saintonge, commissaire d'artillerie ordinaire à la résidence de Brouage, qui était vivant en 1708 (26). Pierre Senat, tenancier de la "seigneurie de Rhône" en 1727, était très probablement un fils du Pierre Senat de 1708. Sa femme, Jeanne Barbier, a été marraine de Charles-Louis Barbier, fils de Pierre Barbier, seigneur de Vouillay, le 29 juillet 1725, et d'une fille de Catherine Barbier, le 12 avril 1728 (27).

- Les héritiers de maître François Doussin, avocat, tiennent deux pièces, de 1 j. 18 c. et 1 j. 77 c., pour un devoir de 22 s. 2 d. (article 15). François Doussin est apparenté à Marie Doussin, qui tient une pièce, " par moitié avec les mineurs Doussin ".

- Le sieur Ge. . Garrau, bourgeois, tient deux pièces, de 86 c. et 2 j., au devoir de 21 s. 6 d. (article 6) (28).

- Monsieur Barbier, sieur de Vouillay, " au lieu de monsieur Dragaud ", tient une pièce de 2 j. 62 c., pour une rente de 20 s. 9 d. (article 28). Il s'agit de Pierre Barbier, mari de Catherine-Jeanne Thirat. Il est dit " seigneur de Vouillay " dans l'acte de baptême de son fils Charles-Louis, le 29 juillet 1725 (29). On le retrouve le 19 mai 1738, à Soubise, comme parrain d'un fils de maître Jean Barbier, juge bailli de Soubise; il est dit alors "de Vouillay" et seigneur de la Brousse, lieutenant des garde-côtes de la capitainerie de Soubise. Sa femme est marraine (30).

- Gabriel des Houliers, lieutenant au régiment suisse de Karrer, du chef de sa femme Marie-Madeleine Boisdebon, tient une pièce de 2 j. 44 c., pour une rente de 18 s. 9 d. (article 14). Le chanoine Barbotin signale un sieur Boisdebon, maître pilote sur les vaisseaux du roi, qui possédait une ferme aux Rivières, paroisse d'Échillais, mais il n'indique pas de date (31).

- Marie Doussin, veuve du sieur Isaac B ... , tient deux pièces, de 1 j. et 1 j. 39 c., pour 18 s. 9 d. (article 3). Elle est proche parente de défunt maître François Doussin, avocat (32).

- M. de Raymond, sieur du Carlot, tient deux pièces, de 52 c, et 1 j. 73 c., pour 16 s. 11 d. (article 5). C'est probablement Louis de Raymond, qui est dit "écuyer et seigneur du Carlot" (33), dans un acte du 4 juin 1716 où il figure comme témoin, lors de l'établissement d'un devis de réparations pour l'église Saint-Saturnin de Montierneuf (34). En qualité de seigneur du Carlot, il apparaît comme l'héritier de Louis Lebret, sieur du Carlot, dont le petit-fils, François de Raymond, sieur des Rivières (35), a été enterré en 1722 dans le cimetière de Saint-Saturnin de Montierneuf (36). La veuve de François de Raymond est appelée "dame des Rivières" dans une confrontation du censif (37).

- Monsieur Herbert, orfèvre, demeurant à Rochefort, tient une pièce de 1 j. 87 c., au devoir de 14 s. (article. 26).

- Jacques Bernard, sieur de Varaise (38), marchand, demeurant au lieu d'Échillais, tient une pièce de 1 j. 24 c., pour 9 s. 4 d. (article 29). Il figure dans les registres paroissiaux d'Échillais, en 1680, avec le titre de "sieur de Varaise et des Pichaudières" (39). Il a épousé Marie Reparon. I1 est mort en 1732, à l'âge de 75 ans (40).

- Monsieur Huot, ingénieur de la ville de Rochefort, tient une pièce de 98 c., au devoir de 7 s. 4 d. (article 27).

Notes

 (1) Archives Historiques Saintonge et Aunis, XXII, 1893, p. 120.

(2) Ibid., p. 119.

(3) Ibid., p. 302.

(4) Archives Historiques Saintonge et Aunis, II, 1875, p. 281.

(5) Biard, hameau, commune de Saint-Hippolyte, canton de Tonnay-Charente.

(6) Archives Historiques Poitou, LVII, 1960, p. 197.

(7) Barbotin, Échillais et ses seigneurs, pp. 113-114.

(8) Article 24, première partie.

(9) Aujourd'hui " la Grande Versenne ", lieu-dit noté sur carte IGN au 1/25 000 Rochefort Est.

(10) Articles 22 et 23.

(11) Article 23.

(12) Article 11, 3.

(13) Article 23.

(14) Articles 1 et 2.

(15) Respectivement articles 1, 2, 4, 10, 17.

(16) Dangibeaud, " Minutes de notaires "; dans Revue de Saintonge et d'Aunis, XXXVII, pp.116-117.

(17) Barbotin, op. cit., pp. 113-114. Le 3 juillet 1724, Marie-Anne de Beaumont écrivait à son frère Joseph-Henri de "se rafraîchir le sang", de ne plus boire de vin "qu'il n'y ait le tiers d'eau" et de "très sérieusement penser à se conserver". Il n'a pas survécu six mois.

(18) Ibid., pp. 130-131.

(19) E.A. Mageau, Une page d'histoire locale, Soubise, 1900, pp. 87 et 90 .

(20) Carte IGN au 1/25 000 Rochefort Est.

(21) La Limoise, maison, commune d'Echillais. Barbotin n'a pas mentionné ce métayer de la Limoise.

(22) Feusse, commune de Saint-Just, canton de Marennes.

(23) Désignés ci-dessus.

(24) Voir ci-dessous : " Monsieur Barbier... ".

(25) Aujourd'hui le Châtelet.

(26) E. A. Mageau, op. cit., p. 166.

(27) Ibid., p. 90, d'après registres paroissiaux de Soubise.

(28) Son prénom est en partie illisible, à cause d'une surcharge.

(29) E. A. Mageau, op. cit., p. 90.

(30) Ibid., même page.

(31) Barbotin, ibid., p. 135.

(32) Désigné ci-dessus.

(33) Le Carlot, hameau, commune de Saint-Agnant.

(34) Archives Historiques Saintonge et Aunis, XXII, 1893, p. 360.

(35) Les Rivières, hameau, commune d'Echillais.

(36) Barbotin, op. cit., p. 135.

(37) Article 3.

(38) Varaise, hameau, commune d'Echillais.

(39) Les Pichaudières, hameau, commune d'Echillais.

(40) Barbotin, op. cit., p. 136.

Publié dans le bulletin de la Société de Géographie de Rochefort, 2e série, tome IV, n° 5, 1er trimestre 1980, pp. 22-26.