Le " donjon ", capitale de la république des choucas

La Félicie

C'était une brave femme qui gagnait sa vie comme elle pouvait, notamment en plumant des poulets. Il lui arrivait d'ailleurs d'oublier de les tuer et de les plumer tout vivants. Le 6 avril 1926, le président du Conseil, Édouard Herriot, passe à Chauvigny. La Félicie prend un sarrau tout neuf pour aller le voir. Après, les jours de fête, elle prendra tout le temps son "tablier du minisse ".

La Marie

Ol allait pas tout le temps tout seul dans son ménage, à cause qu'i bouéviont in petit bout; vous savez bin ce qu'ol est que la misère ! A disait à son drôle : "Tu sais bin, Churches, qu'ol est la comédie chin nous" ! Alle était sale coume un pouil et toute à la penille. Un jour, mon pére yi doune un pardessus à moué pour se mette dessus, pas usé mais j'avais forci. Pas longtemps après, i la vouet sus la piace, à quiaquer des maisselles : "Bin, la Marie, t'as pas mis ton pardessus que j't'ai douné ?". Alle l'avait vendu pour bouére. Ol est vrai qu'alle était quand minme cotchiette et qu'alle arait aimé meux in mantchiau. Pendant un moument al a fait la retape sous les tileuils. J'ai vu dire qu'o y avait pas tellement de clients.

Le pére D

Un vieux-t-originau qui restait dans un creux de maison, sous le grand châtiau. De minme, i payait pas d'impousition. Il avait été boulanger de soun état, qu'i m'avant dit, mais il aimait meux rin faire. I s'émoyait pas de faire le minnage. Quandque il est mort, la Marie, qu'avait veuvé, a pris sa piace.

Biiel

In grand gars, sec coume in beurgaud, qui courait coume un lapin un jour d'ouverture de la chasse. Pour ine assembiée de la ville basse, y avait ine course, mais sa malaisée v'lait pas qu'i s'en mêle. Fi de guiarce, quandque il a vu les autes s'en aller, il a pris ses jambes à son cou pour les rattraper. La fumelle l'a attrapé par le panetot, mais alle a pas pu le reteni. Alle a resté avec le panetot sus les bras.

Le père Fitoine

Je sais pas tchi qui y avait douné quou nom, mais sûrement in gars d'Artiges. I labourait avec des boeufs, quandque les autres aviont des chevaux pis des tracteurs. Je le vouéyions souvent passer, avec ine barbe de tchinze jours, son chapiau passé, son mouchoué de cou, soun adjiuillon sus l'épale, avec ses boeufs qu'étiont bin cinquante mètres derriére. I s'équiairait à la chandelle. Coume j'étions pas pus bons que les autes, je nous foutions de li, pis je nous ensauvions en courant. I nous huchait : " B. est pus intelligent que vous autes ! " Il avait bin raison.

Gégène

In pauv' gars, de tchiellés qu'allant tout dret au paradis, qui sont bin incapabes de faire dau mau. On le vouéyait triner dans les rues pis sus la piace, en baguant la goule, les mains dans les poches. I causait tout seul. Tout le monde le counaissiont. I fasait tous les enterrements. J'sais pas si y a-t-oyu grand monde au sin, boune gens !

L.

Ol était noute tchiuré. Les carriers counnaissiont bin son vélo de femme; quandque i peuviant le dégonfier, il ou manquiont pas. Il avait in bambou pour nous faire tenir tranquilles au catéchisse, mais qu'était pas méchant : i y avait mis in morciau de coton au bout. I notait sus 6; quandque j'avions 5 1/2, ol est que j'avions appris la leçon en pensant à aute chouse. Dame ! alle étiont longues, tchiellés leçons, et j'y comprenions rin. J'aimions meux ête interrogés par la demoselle; alle était pus jolie. Pendant un moument, le rang de devant fasait réciter le rang de derriére. Tout le monde avait 6, derriére. Tchiellés-là qui nous interrogiont aviont pour d'attraper tchéque chouse sus la goule, si il aviont fait les c... De minme, tchiellés de derriére étiont devant à la foués d'après. Ol a pas duré longtemps. Brave L ! En a-t-i entendu des "couâ couâ" dans sa vie ! Follait-i que je seyons chétis, tout de minme : je sortions du catéchisse un quart d'heure avant qu'o soune la quioche de l'école; o y avait pas trois minutes de chemin, mais je nous arrangions pour arriver en retard. Pas étounant si o y avait des histouères avec les maîtes d'école. Quandque j'manquions, pour la grande riviére, qu'était pus intéressante que les mystères, ou bin dans le moument que les gars copiant les tileuils, que j'ramassions des brins pour faire des subiets, i nous fasait mette de geneuil dans l'allée, sur les pavés qu'étiont pas chauds; mais j'avions quand minme le dret de mette noute casquette dessous. Et pis, après, f'lait rattraper; tchieu, o nous fasait pas rigoler. J'rigolions pas non pus pour aller à confesse. J'avions toujou rin à dire. Des p'tits anges, quoué ! O y empêchait pas de nous foute quate ou cinq salut Marie, ou tchièque chouse de minme. Y avait pas de croix dans le nouviau cimetiére; il en a fait faire iune à li; après, i ll'ont mis d'ssous.

Le Débillé

Ol est de minme qu'il appeliont un grand onque que j'ai pas counu, dépis qu'il aviont trouvé une fumelle basie, toute nue, au bord des trous, au dessus de la carrière Civet-Pommier, là-haut, derrière les bouès. Paraît-i que des gars l'aviont amenée là au train de trois heures; et pis, après, il aviont été se laver les mains à la riviére. Le tonton, qu'était curieux, avait été yi vouère. Ol l'avait si marqué qu'il ou racontait à tout le monde : "Alle était toute débillée !". Le nom y est resté. Il aimait pas vouère ine femme en cheveux; ol était pas la mode dans son temps. Ine foué qu'ine vouésine avait été découéffée par le vent, i s'avait éjêlé : "Que bon Dieu, que la viaille, que mettez dont voute caillon, que vous me fasez pour !" Tout le monde avait rigolé. Ol est devenu ine rengaine dans la famille. J'ou-z-ai souvent entendu dire à la maison.

Les carriers

Ol est de minme qu'il appelliont l'équipe de rudby, avant la djierre. Ol 'tait des costauds, qui tapiant aussi bin dans les pattes des autes que dans le ballon. A châ partie, o f'lait qu'i fasiont un djieuleton avant de commencer, pour fêter tchieu, et bin arrousé, vous peuvez ou crère ! Mais dame, ol allait pas toujou tout seul après. L'arbite en prenait souvent d'foués pour son grade. A la fin finale, ol a-t-arrivé c'qu'o devait arriver : il avont été disqualifiés. Après, ol a pus été quession de rudby.

Le barricot yeu fasait pas pour. Quandque i fasiont grève, sus l'tas, coume i disiont, il en mettiont yin en perce et i fasait pas la journée. Y en avait yin qu'était chargé d'aller qu'ri des chopines à la cantine. Coume i se servait en premier, il avait souvent ses souillers à bastchiule. Ol 'tait in ancien Parisien, qui se disait fils d'un marchand de plumes ruiné par un coup de vent. Le P'tit Louis, qu'i l'appelliont.

Pittoresque

- Dans quou temps, o y avait des grands poupes dans le pré, avant le pont, en venant de Potchiers, sus la gauche. Y avait presque tout le temps un drapiau rouge avec ine faucille, tout en haut. J'le vouéyions le matin, en allant à l'école pis, le souèr, il était parti. Fi de djiarce ! le lendemain matin, il était r'venu. Asteure, o y a ine piscine dans tchiou pré.

- D'ine grand tante qu'avait jamais vu des huîtes : "I bouérai bin le jus mais i mangerai point le bétiau". Dans son village, y avait encore la fousse à bouére, mais quandque je l'ai vute, après la guerre, a servait pus.

- D'un ancien de la guerre de 70, à tchièqu'in qu'avait fait un grand vouéyage : "Y as-tu été de tes pieds ?". Li, il était revenu de Sedan de ses pieds.

- D'un copain d'école, dans une interrogation écrite : "Concini était un voleur pas méchant".

- Du même, à un copain qui jouait de la trompette : " Par iou qu'a sôrt, la crache ? ".

- D'un simple d'esprit : " Alle est mariée, ma soeur ; alle a pordu son nom ".

- De ma mère, quand je lui disais " j'sais pas quoué faire " : " Gratte toué les jambes, o t'f'ra des bas rouges ".

- De la même, quand je lui disais " j'ai faim " : " mange iune de tes mains, tu garderas l'aut' pour demain ".

- De la même quand le repas ne me plaisait guère : " Quandque t'auras fait le tour de mes métairies, tu r'vinras bin manger à moun étchuelle ".

- Quandque j'étions drôles, si j'fasions des bétises, et ol arrivait pus souvent que mars en Carême, j'copions pas au refrain : "Tu y iras garder les vaches !". Tchieu, o m'calmait pour un bon moument. Ol est que j'rêvais pas de faire coume tchiou pauve R., un ancien copain d'école qu'avait été gagé coume vacher, à la ferme. Tous les matins que le bon Dieu amenait, qu'o mouille ou qu'o vente, il allait dans les prés, à la coue des vaches, avec son déjuner dans sa musette, et i r'venait qu' le souèr, quandque la corne au père B. yi signifiait qu'ol était l'heure de la soupe. Coume i sentait pas bon, j'l'apellions le bousoux. Faut-i !

Après la guerre

La désignations des femmes

Après la guerre, j'ai eu l'occasion de faire une enquête de patois à Villeneuve - Villeneue, que j'disons, nous aut' -, dans l'ancienne commune de Saint-Pierre-les-Églises. Ma femme et ma soeur m'accompagnaient. Comme la question ne les intéressait pas et que le temps leur durait, elles faisaient les cent pas, aux environs. Leur manège n'a évidemment pas échappé aux voisines, qui sont sorties sur leur basseil et ont échangé leurs impressions, si discrètement qu'on pouvait les entendre à cinquante mètres à la ronde : "Av'ous vu tchiellés fumelles ? Mais, enfin, m'direz-vous c'qu'a fasont, tchiellés gaillardes, à soguer de minme ? Al avant pas grand chouse à faire chez iellés, m'en doute !". Ces réflexions m'ont été rapportées par mon épouse, ce qui m'a permis d'enrichir mon enquête.

Dans le langage masculin, les femmes n'étaient pas seulement des fumelles ou des gaillardes. Les maris les appelaient couramment le gouvernement, le commandement, la patronne, la malaisée, le gendarme... Ma femme, qui était une rapportée dans le pays, a pris conscience du sens du mot gendarme dans les circonstances suivantes. Nous étions allés à la Chapelle-Mortoumé -  Morthemer si vous préférez, en faisant sonner le r - pour examiner l'ancien plan cadastral. En ce temps-là, nous nous déplacions à moto et, en la circonstance, ma femme enfilait un pantalon. Comme nous étudiions le plan, à la mairerie, arriva le garde-champêtre, qui s'exclama : "Tins ! v'là in gendarme en tchiulotte !". De ce temps-là, o y avait pas de gendarme en tchiulotte à Mortoumé.

Une facétie de Fombeure

Je ne connaissais Maurice Fombeure que de nom quand il est venu s'asseoir, un jour d'été, à la terrasse d'un café, à Chauvigny, où je prenais une bière avec un copain qui m'a aussitôt glissé à l'oreille : "Ol est Fombeûre". Il devait être en vacances du côté de Bounimatours et Chauvigny n'est pas loin, en suivant " la rivière aux oies ". Je supposais qu'il appréciait le vin de la Haumuche mais j'ai constaté alors qu'il ne crachait pas sur le beaujolais. Influence de Paris ? Toujours est-il qu'il demande à la serveuse : "Av'ous dau beaujholais ?". La petite a une hésitation mais elle interprète assez rapidement. Elle apporte donc un grand verre plein à mouille pouce. Au moment où elle dépose délicatement le verre sur la table, mon Fombeûre s'exclame, en la regardant sous le nez : "Alle est rin mignoune, quelle drôillére !" La drôillére est devenue de la couleur du beaujolais.



Le doyenné en 1940

Photo prise du couloir d'accès aux salles de cours

Le voyageur qui parcourt la rue de la Tranchée, à Poitiers, ne peut pas ne pas remarquer la façade rose du Doyenné de Saint-Hilaire qui se dore au soleil du matin, mais il ne soupçonne probablement pas que ce vénérable bâtiment a été le siège d'une école normale d'instituteurs. C'est ici, en effet, qu'ont été formées, en trois ans, de nombreuses promotions de " maîtres d'école ".

En examinant de vieilles photos, je me suis remémoré mon séjour au Doyenné, entre 1938 et 1941, et en particulier le langage des promotions de ce temps-là. Ce langage ne se distinguait pas par une grande originalité. Les noms des promotions ne manifestaient ni débauche d'imagination ni particulière cohérence. Si "coqs" et "poulets", respectivement élèves de seconde et de première année, pouvaient être mis dans le même panier, les "vétés" de troisième année devaient être d'une autre engeance. Le directeur, le "canard", était lui aussi un volatile, mais on ne voit pas d'emblée pourquoi un colas avait été choisi comme conducteur de gratte-balles. Nos camarades filles de la rue Jules-Ferry étaient nos "plateaux", ce qui semble manifester une certaine considération, en un temps où le " machisme " était encore monnaie courante. Par contre, le terme "mollarde", avec son suffixe péjoratif, qui nous servait constamment à les désigner, ne m'a jamais paru très laudatif, quoique je n'aie aucune idée sur son origine et sa signification. Quant à la directrice, sa désignation de "cane" devait être issue du Doyenné, comme plateau de "canard". Hôte illustre mais secret, qui sortait de sa réserve à peu près une fois par an, à l'occasion du Père Cent, était "Bâssi", un squelette amputé de quelques morceaux. Peut-être faudrait-il écrire "Bâssie", si, comme je l'ai entendu dire, c'était une femme. Je suppose que le nom est une altération de "bâsi", au sens de "mort". Quant au "capso", le laboratoire où s'opéraient les "manip" et où Bâssi était censé nous enseigner son anatomie, sa désignation demeure une énigme pour moi.

Les abréviations ne manquaient pas. Il y avait "la rue Gambet'", que nous parcourions dans les deux sens pour tuer le temps, les dimanches après-midi, quand nous n'avions pas trouvé d'autre occupation parce que les sous manquaient. Elle avait fini par devenir "la rue" ; on "faisait" ainsi une, deux, trois, des masses de rues. Certains poussaient le plaisir jusqu'à les compter. Le Fleuve Léthé, nom un peu prétentieux pour une guinguette au bord du Clain, était devenu "le Fleuve" pour les amateurs de danse. La Cassette, autre lieu de réjouissance, où la promotion 38-41 a rejoint celle de la rue Jules-Ferry, un dimanche d'hiver, à l'occasion de " la descente ", ce n'est pas nous qui avons réduit son nom. Il nous importait d'ailleurs fort peu de savoir qu'autrefois il y avait eu là un moulin à cassette.



Groupe au retour de la Cassette (3 mars 1940)

Quant au Gaz et au Petit-Bonneveau, maisons discrètement accueillantes, leur fascinante petite lumière rouge brillant jour et nuit en faisait rêver quelques-uns.

Les écoles laïques de la ville correspondant à la nôtre étaient la "boîte" et le "bahut". Rien, à l'analyse de ces noms, ne permettait de les distinguer, puisqu'elles avaient été désignées l'une et l'autre comme des lieux clos. Les " poulets " qui ne venaient pas de Poitiers ne devaient cependant pas attendre longtemps pour constater que " la boîte " c'était bien mieux, non parce qu'elle était auréolée du prestige d'un ancien domaine épiscopal mais parce qu'elle fournissait des poulets. Ça n'a pas empêché que les anciens poulets devenus vétés n'apprécient guère la décision prise un jour en haut lieu de les déplacer des appartements de Monsieur le Doyen vers ceux de Monseigneur.

Ruraux pour la plupart, nous connaissions à peu près tous un patois, plus ou moins francisé selon nos origines. Je n'ai pas souvenance d'avoir entendu beaucoup de patois dans la cour. Une expression cependant était très usitée, directement issue de la terre : "aller à la chabousse". Aucun besoin d'explication pour les nouveaux venus qui réalisaient aussitôt. Les amateurs de "chabousse" étaient des "chaboussiaux", ce qui surprend un peu, le suffixe local "-iau" étant généralement un diminutif, mais peu importe.

Au sujet de ce qu'on appelle communément l'accent, seul celui du professeur de sciences, M. Monteil, se singularisait. J'en ai été victime en physique, au sujet du "moment des forces". En bon gascon, notre prôfesseur prononçait môment et c'est ainsi que j'avais écrit le mot, sous sa dictée, sans percevoir la relation avec le moument de mon parler natal et le moment du français académique. Je n'ai pas eu l'occasion de rectifier à l'aide d'un bouquin, car je n'avais pas de bouquin de physique. Le N.P.L.I., dernière édition - avec photos s'il vous plaît, grande nouveauté d'alors -, que j'avais apporté en franchissant pour la première fois la porte de la maison, m'aurait peut-être dépanné, mais il y avait beau temps qu'il avait disparu de mon casier. D'ailleurs, je n'avais pas de prétention dans la discipline. "Le Seil" nous ayant dit un jour que, "pour être physicien, il faut être un tout petit peu plus fôrt qu'un mathématicien", j'en avais pris mon parti.

J'ai aussi retenu une sortie d'un maître de " l'école d'applic' " (école d'application où nous faisions des stages) à l'adresse d'un élève : "T'es trop fort pour rester là ; on va t'envoyer à l'académie de Croutelle !". En ce temps-là, il n'y avait pas de déviation et on ne pouvait ignorer Croutelle, dont la côte cassait les pattes des cyclistes distingués qui s'entraînaient pour le championnat d'Académie. Quant aux répétitions inconscientes qui caractérisent le parler de tout un chacun, je n'ai pas oublié les "notez que" du professeur d'histoire, Paul Labbé, les références répétées à "monsieur Lanson" de madame Limouzin et les "pour rien" de son mari, en réponse à un "pourquoi" indiscret. Il y avait aussi les exclamations. En ce temps-là, " ben couillon " était à la mode et j'avais pris l'habitude de sortir des " ben couillon " à tout bout de champ. C'est ainsi que j'en ai lancé un retentissant, dans le silence du " capso ", un jour que " le Seil " nous enseignait gravement que toute cellule de je ne sais plus quel organe, touchée par un gaz que j'ai oublié, était détruite. Le brave homme m'a gratifié d'un regard de commisération et il a poursuivi son exposé, sans faire aucune remarque. Il a cependant été moins indulgent quand, parlant de gamme di-atômique, un camarade, qui connaissait la musique, l'a repris un peu précipitamment, dans le même silence complice.

Je me souviens aussi de mon second séjour au Doyenné, comme "instituteur-surveillant", pendant une partie de l'année scolaire 1945-46, le temps de terminer la préparation d'un concours. Une partie du personnel d'encadrement prenait les repas de midi au réfectoire, en même temps que les élèves, à une table installée au fond de la pièce. A cette table, je retrouvais Duchassain, l'économe célibataire, Durand, stagiaire préparant le concours de l'économat, parfois accompagné de son frère qui venait de Tours pour une licence d'histoire, Imberty, jeune prof de gym, qui nous disait qu'il fallait prononcer hand-ball comme fotbale dans la chanson de la cannibale, et Jean Pitié, parachuté de Saint-Cloud à l'accent teinté de gascon, qui me demandait de lui faire des cartes pour illustrer ses analyses de résultats électoraux. Pitié, qui était de mon âge, est le seul avec lequel je suis resté en contact. Je l'ai souvent revu aux congrès régionaux des sociétés savantes où il animait la " section géographie ". J'ai conservé un " cahier d'histoire locale pour le département de la Vienne ", daté de " Rouillé, septembre 1949 ", qui était alors une grande nouveauté. Mon camarade André Laurent, qui a été son collaborateur, peut témoigner de sa puissance de travail et de la richesse de sa bibliographie.

Le directeur était Jean Fontaney. J'ai gardé de lui le souvenir d'un patron qui se tenait minutieusement au courant de tout ce qui pouvait concerner de près ou de loin son entreprise, d'un homme de conviction, qui m'encourageait à voter pour une assemblée unique, alors que se mettaient en place de nouvelles institutions, d'un laïc ombrageux, qui me demandait de surveiller un élève qu'il soupçonnait de faire du recrutement pour un mouvement de jeunesse d'inspiration confessionnelle. Quand je suis arrivé dans la maison, il m'a toisé en levant la tête, manifestant ainsi sa surprise de ne pas me connaître; il m'a demandé si j'avais été pistonné car il y avait d'autres candidats. J'arrivais de Montmorillon, où j'avais appris par hasard la création du poste d'instituteur-surveillant, et j'ignore encore pourquoi j'avais été choisi. Il s'est empressé de consulter mon dossier d'élève et de m'en communiquer la teneur, qui ne l'emballait manifestement pas, car il conservait le souvenir de quelques incartades et ne manifestait guère de dispositions pour les responsabilités. Cependant, il semble avoir rectifié son jugement quand j'ai été reçu à mon concours. Il m'a demandé de finir l'année scolaire dans la maison, alors que j'avais été nommé à Tours. Dans son rapport à " la Normalienne ", l'association des anciens élèves, il a présenté " le surveillant " comme concevant son rôle de façon très libérale ou quelque chose d'approchant. J'ai évidemment pris la chose pour un compliment.

J'ai assumé secondairement la charge de commissionnaire. Une seule fois, il est vrai, quand j'ai été envoyé chez les Limouzin, professeurs en retraite, pour leur porter leur " mandat " comme on disait alors, dans l'avenue de Nantes, à pied car je n'avais plus de vélo, en passant par " l'escalier du diable ". J'ai aussi été chargé d'une mission. Pour savoir sans tarder si le conseil général avait voté des crédits pour son établissement, Fontaney m'a envoyé un jour à la préfecture, assister à une séance. Sur les bancs du public, non loin de moi, j'ai aperçu son propre fils. J'ai supposé que ce dernier était chargé d'une mission analogue et j'ai fait comme si je ne l'avais pas vu.

Le père Poisson était cuistot, comme au temps où j'étais élève. Par Duchassain, j'apprenais qu'il râlait comme un veau quand il y avait du chahut au dortoir. Ces chahuts, j'étais le dernier à les entendre, parce que je pieutais à bonne distance. Duchassain m'avait aussi signalé que de grands élèves possédaient des clés et rentraient parfois très tard ; il devait être mieux placé que moi. Une figure que je n'ai pas oubliée non plus, c'est Julot, un vieux copain d'école primaire, à Chauvigny, qui était entré dans la boîte comme balayeur. Il s'est marié à ce moment-là. Il buvait sec et, quand il avait bu, il rossait copieusement sa jeune femme, ce que me rapportait le même Duchassain, scandalisé. Bonne nature, ce Duchassain, qui m'emmenait faire les courses au marché quand il voyait que je n'avais pas le moral.

Je ne me souviens guère des enseignants, que je ne voyais qu'en coup de vent, quand ils venaient prendre leur classe. S'ils arrivaient en retard, je les attendais, sur la galerie, devant la porte ouverte, quand il faisait beau. J'avais remarqué une excuse particulièrement courtoise de Meunier : "Je vous arrive outrageusement en retard". Autre souvenir, relatif aux subtilités de l'administration, celui-là. Pour passer son concours, Durand devait être inspecté par le directeur, pas dans l'exercice de sa future profession mais devant une classe. Je ne me souviens pas de la matière qu'il avait choisie. Toujours est-il que ça ne le tourmentait pas, car il était d'une belle assurance. J'ai eu moi aussi à faire un cours, si l'on peut dire. Fontaney, indisponible, m'avait demandé de le remplacer pour je ne sais plus quelle leçon, sur un sujet que j'ignorais parfaitement et qui ne m'intéressait pas du tout. Heureusement, j'avais sous le nez les notes de Fontaney et j'ai averti les élèves de la situation. Aussi tout s'est bien passé ; ils ont copié gentiment ce que je leur ai dicté.

Pour "le surveillant" que j'étais, la consigne était de laisser les grands s'organiser et de surveiller les jeunes. Aucun problème avec les jeunes. Quant aux grands, c'est avec eux que j'avais le plus de contacts personnels. Il y avait parmi eux des copains de l'Auberge de la Jeunesse et, quand ils étaient souffrants, j'allais les trouver dans leur turne proche de la mienne, pour parler de choses et d'autres, notamment de patois, car j'avais déniché, dans le fouillis de la bibliothèque de Parthenay qui était éparse dans une pièce, plusieurs bouquins en patois des Deux-Sèvres, qui m'était alors inconnu. Or il y avait des élèves de ce département qui possédaient le patois de naissance. C'était le cas d'Ulysse Dubois, qui s'est taillé ensuite une belle réputation d'auteur-diseur en patois mellois. Il est évident que ces dispositions-là, ce n'est pas dans les salles d'étude qu'on peut les déceler. Les grands étaient autorisés à aller assez souvent chez eux. Je tenais un cahier où je notais leurs déplacements, avec leur adresse mentionnée à chaque fois. J'avais fini par savoir toutes ces adresses par coeur.

J'ai appris plus tard que Fontaney était appelé "le bu". Je ne me rappelle pas avoir entendu ce surnom, mais peut-être ne l'ai-je tout simplement pas remarqué. J'en étais resté au "canard" du temps de mon ancien directeur, Jean Marot. "Bu" est très vraisemblablement le poitevin bu, "boeuf". En quoi cet homme, qui était petit, pouvait-il être comparé au plus puissant des animaux de trait ? Seuls les créateurs pourraient répondre ; d'ailleurs le terme n'a peut-être pas été adopté au temps de Fontaney. On pourrait en dire autant du "canard". Jean Marot portait-il un surnom personnel ou l'avait-il hérité d'un prédécesseur ? En tout cas, "bu" et "canard" ne sont pas isolés dans un jargon d'école inspiré par la vie rurale, dominante au temps de mon adolescence.

J'ajouterai que, au temps du "bu", un garçon de première année, bien de chez nous, appelait "éviers" les lavabos, ce qui agaçait Duchassain. Le poulet en question n'ignorait évidemment pas le mot lavabo, mais évier, en relation avec ève, qui désignait couramment l'eau chez lui, était évidemment plus conforme au génie de son parler maternel. Peut-être aussi y avait-il dans son propos une discrète allusion au caractère rudimentaire des installations de toilette, ce qui, évidemment, ne pouvait réjouir l'économe.

Plusieurs de mes condisciples ont exprimé dans le bulletin de l'association des anciens élèves leur attachement au Doyenné, attachement bien normal, surtout pour les plus âgés, un des privilèges de l'âge étant de percevoir comme des paradis perdus les lieux où s'est déroulée une jeunesse regrettée. Il est probable qu'ils manifesteraient un attachement analogue s'ils avaient usé leurs culottes sur les bancs d'un bâtiment moins prestigieux ; il y a d'autres associations d'anciens élèves qui se réunissent régulièrement, et sans moins d'attachement, dans des édifices sans caractère historique évident. D'ailleurs, l'histoire locale n'était pas très en faveur dans la maison, où on n'entendait guère que le nom de Geoffroy d'Estissac, et on aurait probablement bien surpris nombre de poulets, coqs ou vétés, si on leur avait demandé la place du doyen dans la hiérarchie de la collégiale voisine. En fait d'ignorance crasse de l'histoire locale, je me souviens que, en empruntant la rue Aliénor d'Aquitaine, je me demandais : " Qu'est-ce que c'est qu' ce mec-là ? ", et, quand Paul Labbé nous a fait visiter les archives départementales, je me suis ennuyé parmi des galeries de parchemins poussiéreux, en rêvant de balades à vélo, sans, bien entendu, prévoir que, quelques années plus tard, quand je viendrais en vacances à Chauvigny, je me précipiterais vers les mêmes parchemins.

Le vénérable édifice construit comme habitation du doyen de Saint-Hilaire a subi le sort réservé aux XIXe et XXe siècles aux anciennes propriétés ecclésiastiques confisquées à la Révolution, qui sont devenues des prisons, des casernes ou des écoles, en somme des établissements au moins aussi clos que ceux qu'ils ont remplacés. En fait, les administrations ont utilisé comme elles ont pu des bâtiments qui leur sont tombés du ciel. Ces bâtiments, souvent très anciens et d'un incontestable intérêt architectural, ont ainsi été sauvés de la destruction ou d'une décrépitude irrémédiable. Combien d'anciennes abbayes, d'anciens prieurés, devenus propriétés particulières, ont servi de granges, d'écuries ou autres "servitudes" ? La résidence du doyen de Saint-Hilaire a ainsi eu la chance de se retrouver dans le domaine du département ; ce dernier l'a d'ailleurs mise en valeur en ouvrant une baie dans le haut mur qui la cachait aux regards des passants.

Dans ces bâtiments, qui font partie de ce qu'on appelle actuellement le patrimoine, on aménage souvent des musées. Jean Marot faisait preuve de lucidité, dans son rapport à " la Normalienne ", en 1938, quand il disait : ".... on s'apercevra - un peu tard - que le Doyenné Saint-Hilaire ferait un bien joli petit musée mais qu'il n'aurait jamais dû être employé comme École Normale". S'il peut voir la dernière affectation de la maison, il doit se dire : "Le musée, ce sera pour plus tard, quand il y aura des sous pour construire des bâtiments fonctionnels".